Massacre de Jonestown

Dix ans après, un autre Jonestown serait-il possible ?

(source : BULLES du 2ème trimestre 1989).

 

Emmanuelle Kaufmann a longuement évoqué le massacre de Jonestown (Guyana) au cours duquel, il y a dix ans, 913 disciples de Jim Jones trouvèrent la mort dans un suicide collectif ordonné par le maître.

 Elle examine dans ce second article les suites de ce drame, sur le moment et dix ans après. En 1989, un autre Jonestown serait-il possible ?

 

Sur le moment, aux États-Unis, ce fut la stupeur. " Tristesse et dégoût " (Sadness and Revulsion), tel était le titre d'un éditorial du Washington Post. Il n'y avait pas que le " suicide " collectif, mais d'abord l'assassinat d'un membre du Congrès américain, de plusieurs de ses compagnons, dont d'autres n'ont échappé que de justesse. Il y avait de quoi bouleverser et indigner l'opinion. Bien sûr, ce fut le cas. Mais on a senti tout de suite un certain embarras (des politiciens n'avaient-ils pas accepté l'aide électorale de Jim Jones et de ses troupes disciplinées, ne l'avaient-ils pas remercié chaudement, fait l'éloge de son oeuvre, à qui l'administration confiait des enfants - dont la plupart avaient péri dans le massacre ?...). A tout le moins, personne n'avait rien vu venir, bien au contraire, on avait assuré des familles parfois inquiètes que tout allait très bien à Jonestown.

 Assez vite même, on sentit une volonté plus ou moins consciente de mettre l'affaire entre parenthèses, de souligner son atypisme. Réaction fort humaine : nous refusons de penser l'impensable, même si nous ne pouvons entièrement le nier. Cela s'était passé si loin, dans un autre monde... Mais il y avait aussi des efforts conscients et organisés pour ramener le massacre aux proportions d'un fait divers - dramatique mais isolé. Ces efforts étaient orchestrés par les " cults " (ce qu'en France, le langage courant appelle improprement " sectes "), les plus puissants d'entre eux étant organisés en " lobbies " de fait, avec leurs comités, leurs conseillers en relations publiques, très capables et bien payés.

 C'est que, dès la nouvelle de la catastrophe, l'opinion ne pouvait manquer de se poser la question : la même chose pourrait-elle se passer pour d'autres " cults ", surtout ceux qui constituent des communautés fermées ? L'" Eglise " de l'Unification de Moon réunissait sa conférence annuelle sur l'Unité des Sciences la semaine suivant le massacre (simple coïncidence !). Selon les participants, le sujet n'a même pas été mentionné. Les porte-parole de l'organisation ont écarté toute comparaison. Jim Jones, ont-ils déclaré, était de tendance " marxiste " - nous sommes au contraire anticommunistes. Aucune ressemblance possible (!).

 D'autres ont rejeté la responsabilité du massacre sur l'intervention " inopportune " du Représentant Ryan. Il était en somme coupable et de sa propre mort, et de celle des 913 membres de la colonie. (Les maniaques du complot ont même accusé le FBI ou la CIA). De fait, il apparaît que Jim Jones, dont la paranoïa ne fait guère de doute, s'est senti menacé, son empire sur ses adeptes commençait à se défaire, un petit nombre ayant décidé de partir avec Leo Ryan. Réaction : il ordonne de liquider les " agresseurs " et les " traîtres " (ceux qui avaient décidé de partir) ; ayant ainsi commis l'irrémédiable, il retourne l'agression contre lui-même et l'ensemble du groupe qui doit le suivre jusqu'au bout.

 Oui, mais alors, faudrait-il tout laisser faire ? En réalité, ce qu'il faudrait éviter, c'est d'en arriver là. Et les responsables de nos sociétés, les élus, l'administration, etc. devraient avoir assez de discernement, fruit de l'expérience, pour ne pas accepter benoîtement les apparences, sans jamais essayer de voir ce qu'il y a derrière les décors mis en place pour des inspections annoncées à l'avance. Il n'est pas question de soupçonner tout et tout le monde, mais simplement de ne pas tout prendre pour argent comptant.

 Dix ans après, dans plusieurs pays, on a commémoré le drame de Jonestown. En Autriche, en Suisse, par exemple, conférences de presse, colloques, articles de presse ont évoqué la catastrophe et ce qui l'avait causée, non pour se complaire dans l'horreur, mais pour éviter qu'elle ne se reproduise. Aux États-Unis, un certain nombre de membres du Congrès ont proposé de déclarer une " semaine de prise de conscience sur les 'cults' " à l'occasion du dixième anniversaire du massacre de Jonestown. A notre connaissance, cette " Résolution 390 " n'a pas réuni le nombre de signatures nécessaires. Parmi les adversaires les plus acharnés de cette Résolution, il y avait le " lobby " des " Sectes ", faisant valoir que cela aurait pu mener à des campagnes antireligieuses. Le Washington Times, journal dont les propriétaires sont " des hommes d'affaires liés à l'Église de l'Unification du Révérend Moon ", dans un article du 18 mars 1988, souligne l'opposition à ce projet de divers groupes et personnalités. Il cite un sociologue, Anson Shupe (qui, avec D. Bromley, a beaucoup écrit pour minimiser l'influence et le danger des " cults " et spécialement de l'Église de l'Unification) : les adeptes, selon eux, n'y resteraient pas plus de trois ans en moyenne, y entreraient, en sortiraient librement et sans conséquences graves. La puissance économique de l'" Église " serait très surfaite, et de toute façon, ce genre d'organisation aurait une durée de vie limitée à quelques décennies. A. Shupe déclare donc que " Jonestown n'apprend pas grand-chose à l'Américain moyen... c'est un événement isolé et fortuit (" freak ") comme il en arrive parfois dans l'histoire... Jonestown n'est typique d'aucun autre groupe religieux " alternatif " dans notre pays ". Nous voilà rassurés - ou nous devrions l'être. Mais justement, certains n'ont-ils pas intérêt à nous rassurer ?

 En France, l'émotion, si elle a existé, a été vite passée, sauf chez ceux, peu nombreux, qui connaissent la réalité et les pratiques des " nouvelles sectes ". Qu'il nous soit permis de citer un souvenir personnel : quelques années après Jonestown, Roger Ikor était invité à faire une communication à l'Académie des Sciences Morales et Politiques. Il avait mentionné le massacre du Guyana. Au cours de la discussion qui a suivi, un des Académiciens a laissé tomber : "... deux cents pauvres imbéciles, noirs pour la plupart, qui se sont suicidés parce que leur Messie, qui était devenu fou, leur a dit que la fin du monde était arrivée... ". (Nous citons de mémoire, mais le souvenir de cette phrase n'est pas près de s'effacer. Voir aussi Étranges entreprises de révisionnisme). Cet historien fort connu a fourni là une excellente illustration d'une attitude très répandue ; il minimisait l'événement en réduisant le nombre des victimes : 200 - qu'est-ce que c'est ? - au lieu de près de mille, déjà plus impressionnant. Et c'étaient des êtres sans intelligence, noirs de surcroît : à peine des hommes ! Ce genre de choses ne saurait arriver à un Français, blanc, intelligent (comme lui, comme nous). Ignorance des faits, mépris pour les victimes. A supposer même (ce qui n'était pas le cas) qu'il ne se soit agi que de pauvres êtres, noirs et " imbéciles ", pourquoi devrait-on accepter qu'ils soient manipulés, exploités et enfin massacrés ? Une civilisation ne se juge-t-elle pas à la protection qu'elle accorde à ceux de ses membres qui en ont le plus besoin ? L'ignorance n'empêche pas de porter des jugements sans appel, bien au contraire. Mais n'était-ce pas là une manière de se débarrasser d'une réalité insupportable ? Et c'est ce qu'on fait souvent quand on dit que les " sectes " recrutent des personnes " faibles ", " déboussolées ". Un être jeune, intelligent, sensible, qui n'est pas satisfait du monde qu'il voit autour de lui et de ce qu'il lui offre doit-il être " passé par profits et pertes " s'il est séduit par de beaux discours, la promesse d'un monde meilleur ?...

 Un autre Jonestown est-il possible ? Sous cette forme, non, sans doute. Il fallait que beaucoup d'éléments se trouvent rassemblés. Il y a eu plusieurs suicides collectifs, sur ordre ; il s'agissait de " petites " sectes, en Corée, au Japon, aux Philippines. Rappelons cependant qu'il existe (et pas dans la jungle, aux États-Unis, en France même) des groupes vivant complètement fermés sur eux-mêmes, dans l'hostilité au monde extérieur (le nôtre) ; citons aussi, au Chili, la " Colonia Dignidad ". Selon des informations récentes en provenance d'Allemagne, le groupe " AAO " de l'Autrichien Otto Muehl vient de s'installer dans l'île de Gomera, la plus isolée des Canaries.

 Si l'évolution de certains groupes prenait un tour inquiétant, espérons au moins que le souvenir des victimes de Jonestown serve à éviter le pire.
 

Emmanuelle Kaufmann
 



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