Tout au long du week-end, les bulletins d'information apportent des détails, et surtout révèlent la suite du drame : sitôt après le meurtre du député Leo Ryan et de ses compagnons, venus se renseigner sur la situation réelle à Jonestown (ainsi se nomme la colonie, du nom de " Père "), il y a eu au camp un suicide collectif, par empoisonnement ; des coups de feu ont été entendus.
Et toute la semaine suivante, le cauchemar continue, à mesure que les informations arrivent : l'armée guyanaise a trouvé " au moins 383 cadavres, dont ceux de Jones, de sa femme et d'un de ses enfants ". On est sans nouvelles des autres adeptes. Ils errent sans doute dans la jungle entourant le camp. Mais au fil des bulletins, le nombre des victimes augmente : 775... jusqu'au chiffre définitif : 914, en plus des cinq personnes abattues à l'aérodrome (quatre visiteurs, plus un des adeptes ayant choisi de quitter Jonestown). Et nous aurons les récits, par les rescapés et les journalistes arrivés après le drame, les photos aussi, insoutenables, des corps écroulés, entassés, souvent des familles enlacées ; les baquets ayant contenu la potion mortelle sont encore là. Sur son trône, Jim Jones a été tué d'une balle.
Celui qui - sans avoir jamais entendu parler jusque-là
du " Temple du Peuple " - avait étudié les " nouvelles sectes
" depuis plusieurs années, a vécu cette semaine-là
une sorte de cauchemar éveillé. C'était la réalisation
de l'angoisse qu'il avait souvent éprouvé devant l'emprise
incroyable de quelques chefs et l'état de soumission quasi extatique
des disciples, la peur entretenue en eux vis-à-vis du monde extérieur,
" mauvais ", " condamné ", " satanique ", acharné à
leur perte, avec le corollaire : l'agressivité envers ce monde et
les ennemis du " Père ", pouvant aussi se retourner en volonté
suicidaire. Il avait chassé ses craintes en se disant : " tu exagères
" - " ils n'iraient pas jusque-là " - " on (qui ?) les en empêcherait
"... Et puis : qui aurait exprimé de telles craintes, au risque
de paniquer encore plus des familles déjà bien assez éprouvées
et angoissées ? Non, on préférait ne pas même
imaginer le pire. Et voilà que cela était arrivé !
Mais, dès 1953, Jim Jones avait fondé sa première communauté : l'" Église chrétienne de l'Assemblée de Dieu ". Plus tard, le nom sera changé en " People's Temple Full Gospel Church " (" Église du Plein Évangile du Temple du Peuple") abrégé en " People's Temple ", Temple du Peuple.
De 1961 à 1963, il séjourne comme missionnaire à Belo Horizonte (Brésil). Il s'y occupe d'orphelinats. Il fait une brève visite en Guyana.
En 1966, il quitte l'Indiana, avec une centaine de disciples,
et va s'établir à Ukiah (Californie) à 160 km au nord
de San Francisco. Il achète une église, d'autres immeubles,
et à partir de ce moment, les fidèles sont envoyés
chaque week-end en camion à San Francisco et Los Angeles pour faire
du prosélytisme et quêter. Selon d'anciens adeptes, chacune
de ces expéditions rapportait plus de 30.000 $. De plus, les fidèles
versaient d'abord 25 % de leur revenu à Jones ; mais au fur et à
mesure que leur engagement s'intensifiait, ils étaient fortement
incités à lui remettre davantage, voire la totalité
de leurs gains - ou même à travailler presque gratuitement
pour le " Temple du Peuple " et ses oeuvres. Parmi les convertis, il y
a des marginaux, des gens âgés, de nombreux assistés
recevant les secours de l'Aide sociale ; mais aussi des gens aisés,
instruits, séduits par la possibilité de réaliser
un idéal de fraternité dans une communauté harmonieuse,
avec des gens de toutes races ; certains ont fait don de tous leurs biens.
Sa réputation lui avait déjà valu d'être nommé directeur de la commission des Droits de l'Homme d'Indianapolis. En Californie, on lui confie la tutelle de pupilles de l'Aide sociale, il occupe un poste de responsabilité dans les services d'assistance.
Quelques fausses notes dans ce concert de louanges : Jim Jones
renforçait son prestige par des " guérisons miraculeuses
", et certains se rendaient bien compte des supercheries employées
(faire semblant d'extraire des tumeurs cancéreuses de la gorge ou
de l'abdomen de compères, en manipulant adroitement des entrailles
de poulet ; faire marcher une fausse paralytique amenée en fauteuil
roulant...). Ils ont dit plus tard avoir accepté ces procédés
en se disant que c'était nécessaire pour la foi des gens
simples ; que les buts étaient louables, et que la fin justifie
les moyens. On avait parlé de brutalités, d'une mort suspecte
; les adeptes désenchantés faisaient l'objet de menaces ;
mais cela n'avait pas terni l'image du prophète dont l'" Église
" a rassemblé, dit-on, jusqu'à 20.000 fidèles.
C'était la première fois que des gens osaient parler, et qu'on publiait leur témoignage. Malgré les éloges dont il avait fait l'objet jusque-là, Jim Jones fut incapable de supporter cette note discordante. Il est vrai que d'autres personnes s'enhardirent et vinrent raconter l'enfer et la désillusion qu'elles avaient vécus. C'était la première atteinte à son prestige.
Dès 1973, Jim Jones avait envoyé une mission en
Guyana pour chercher un emplacement pour une colonie agricole destinée
à la rééducation de drogués ou de " durs "
ayant besoin d'une vie rude, en plein air, avec une activité physique
intense. L'année suivante, le gouvernement guyanais lui louait 11.000
hectares en pleine jungle, et un premier groupe venu de Californie commençait
à défricher et à installer des baraquements. Et en
1977, avec plus de 1.000 disciples, y compris enfants et vieillards, Jim
Jones s'installait dans son " Jonestown ".
Et on apprit aussi que le suicide collectif n'était pas
improvisé ; il y avait eu des répétitions : Jones
avait fait boire à tous un liquide dont il leur avait dit que c'était
du poison - pour ne dévoiler qu'ensuite la mystification. C'était
" pour éprouver leur foi ". Ainsi, les premiers qui ont bu la potion
fatale ont pu croire, pendant trois ou quatre minutes, qu'ils s'agissait
encore d'une mise en scène. Ce ne fut pas le cas pour les suivants
: tous n'étaient d'ailleurs pas volontaires, loin de là lune
centaine a réussi à s'échapper) ; mais ils étaient
entourés de gardes armés. Et on a retrouvé sur place
la bande magnétique que Jones a enregistré lors de cette
dernière scène : elle tournait encore quand tout était
fini. L'entendre est une chose insoutenable.
Peu satisfait de ces propos lénifiants, mais vagues, Leo Ryan partit, accompagné de membres des familles d'adeptes, de son assistante parlementaire (qui fut blessée) et de plusieurs journalistes. Admis non sans difficultés à l'intérieur du camp, le député et ses compagnons ont droit à la visite guidée d'un lieu idyllique, à un dîner correct et même à une soirée musicale. Quelques détails semblent un peu bizarres ou suspects, mais Ryan lui-même, et plus encore les journalistes sceptiques devant les accusations portées par les familles (qu'ils traitent in petto de paranoïaques), se disent que tout cela est fort acceptable. Jim Jones lui-même leur paraissait assez malade et même proche de la démence par moments, mais la " colonie", elle, était bien organisée, les gens avaient l'air bien soignés et contents. Tard dans la première soirée, et plus encore le lendemain matin 18 novembre, des individus, puis des familles entières vinrent dire au député Ryan qu'ils voulaient partir avec lui. Certaines familles étaient divisées. Jim Jones était furieux : tous ces gens, disait-il, allaient tenter de le détruire en racontant des mensonges. Un homme se précipite sur le député, un couteau à la main, mais quelqu'un détourne la lame. Finalement ceux qui voulaient partir s'en vont, dans une remorque de tracteur jusqu'au petit aérodrome où deux avions doivent les emmener. Et c'est là que le massacre commence : un des fidèles de Jim Jones s'était faufilé parmi le groupe des partants. Dans l'avion prêt à décoller, il tire un revolver et abat Ryan et plusieurs autres. Au même moment, arrive un second véhicule à remorque, avec des gardes armés envoyés par le chef - ils ouvrent le feu sur tout ce qui bouge, achèvent les blessés - il y aura tout de même des rescapés, l'assistante juridique du député Ryan, Jackie Speier, Steve Stung, preneur de vues pour la chaîne NBC, grièvement blessé - ils ont pu être évacués après de longues heures d'attente ; plusieurs autres, légèrement blessés, dont Charles Krause, du Washington Post (1).
Quelles ont été les réactions, immédiatement
et à plus long terme ? Quelles conclusions a-t-on tirées
? Quelles mesures a-t-on proposées, ou prises, pour éviter
d'autres drames ? C'est ce que nous essaierons de voir dans la deuxième
partie de cet article.
(1) : Outre les articles qu'il a envoyés aussitôt à son journal (retourné sur les lieux le lendemain du massacre. Il a pu voir l'horreur telle quelle, lui qui s'était à peu près laissé convaincre par les apparences, lors de la " visite guidée ") il a publié tout de suite après son retour aux États-Unis " The Guyana Massacre " (Berkley Books. NY et Washington Post, 1978. Traduction française, 1978, Presses de la Renaissance). A son récit de témoin, il a ajouté des témoignages réunis par toute une équipe, des analyses concernant Jim Jones et le Temple du Peuple, ainsi que des considérations plus générales. Depuis lors, d'autres ouvrages ont traité des différents problèmes soulevés par ce drame, sans parler de nombreux articles de presse.
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