Par Emmanuel Jancovici (1)
(source :Débats de psychanalyse- chez PUF -1ère édition,
octobre 1999)
Introduction
Avoir un de ses parents dans une secte
Sur le champ de l'enfance
Une série de difficultés techniques marque l'action sur ce champ
Deux autres constats liés aux pratiques juridico-administratives
Le signal lié à la secte
Les relations entre l'adepte et la secte
La manipulation mentale
Phénomène sectaire et psychanalyse
1 / Le terme " secte " a recouvert
des sens très différents selon les
époques, voire même les lieux qui l'utilisaient. Nous nous intéresserons à
son acception contemporaine, celle utilisée par
les media et reprise par le système administrativo-politique. Reste à le définir, Il y a précisément sur
ce point une difficulté rencontrée
par les parlementaires en 1995 lors des travaux de la Commission d'enquête
sur les sectes. Pour la contourner,
la Commission a retenu pour appréhender et caractériser ces groupes les critères utilisés par la Direction centrale
des renseignements généraux
- déstabilisation mentale ;
- caractère exorbitant des exigences financières
- rupture induite avec l'environnement d'origine
- atteinte à l'intégrité physique
- embrigadement des enfants ;
- discours plus ou moins antisocial
- troubles à l'ordre public ;
- importances des démêlés juridiques
- éventuel détournement des circuits économiques traditionnels,
- tentatives d'infiltration des pouvoirs publics.
C'est en tout cas en 1992, à partir du domaine de la protection de l'enfance, que le ministère de l'Emploi
et de la Solidarité a été amené à travailler
sur le phénomène sectaire.
On retrouve aussi les " sectes
" sur le domaine de la santé mentale dont ce même ministère a aussi
la charge. On y voit un certain nombre de ces mouvements mettre en place " diverses techniques parapsychologiques
prétendant guérir l'inconscient des
traumatismes divers " (rapport de la Commission d'enquête
parlementaire). Parmi ces mouvements
on notera l'Institut de recherches psychanalytiques, la Faculté de
parapsychologie, la Scientologie. C'est dans ce sens que certains de
ces groupes ont des pratiques susceptibles
de jeter vis-à-vis du public une certaine confusion dans le domaine
de la psychothérapie. Parallèlement la Scientologie se focalise sur la
psychiatrie par une bataille contre le Prozac.
On observe aussi une tentative d'infiltration des conseils d'administration
des hôpitaux psychiatriques. Enfin,
certains de ces groupes créent des structures de soins comme
celles destinées aux toxicomanes. Se pose donc une question de protection
des patients particulièrement fragilisés et de vigilance. Celle-ci S'exerce
dans d'autres domaines sensibles comme celui de l'Éducation nationale.
" ... diverses affaires en instance
de jugement ou jugées rapportent des
faits d'inceste, de maltraitance, d'homicides (volontaires ou non) liés à
ces groupes.
" Reste qu'au-delà de ces faits strictement
répréhensibles l'appartenance à ces groupes peut déterminer à l'égard
des enfants des modes d'être problématiques.
C'est ainsi qu'un certain nombre de ces groupes limitent considérablement
l'accès de leurs membres, et en particulier
des enfants, à l'éducation, à la liberté d'aller
et venir, voire à la liberté de penser. Ils inscrivent
leurs adhérents dans des pratiques qui apparaissent, en particulier pour les enfants, comme la négation de leurs droits propres tels
que par exemple la Convention internationale
des droits de l'enfant le stipule...
" En ce qui concerne les enfants, certaines approches de ces groupes déterminent un mode de vie qui présente
des formes de désocialisation assez particulières...
" Il en est de même de la vision manichéenne du monde que véhiculent certains de ces mouvements. Différentes affaires
en instance de jugement sou lèvent,
au-delà des questions de maltraitance, des problèmes liés aux questions de
santé (refus de vaccinations obligatoires, régimes alimentaires inadaptés,
refus de certaines thérapeutiques,
etc.). "Dans ce rapport à la question de l'enfance il n'est pas sans intérêt
de noter les tentatives de développement de ces groupes
dans le champ des institutions qui y interviennent, y compris celui de la prévention : projets de création
de crèche, d'école de travailleurs
sociaux, etc. Citons par exemple Invitation à la vie (IVI) " qui réunit les
futures mamans tous les mois pour
les initier à une gynécologie spirituelle qui leur permettra d'accoucher par
l'harmonisation d'énergie " (Bulletin
de liaison pour l'étude des sectes, n° 59). Les Raéliens, quant à
eux, ont fondé aux Bahamas une société pour cloner les êtres humains. A travers
ces exemples, certaines sectes apparaissent comme machine de captation de
l'enfant. Elles sont aussi, et il faudra un jour l'étudier sérieusement, un
lieu de rupture de la filiation : adoption " illégale ", naissances non déclarées,
etc.
3 / Sur le champ de l'enfance,
l'action du ministère de l'Emploi
et de la Solidarité se développe en direction du dispositif de protection
de l'enfance dont les conseils généraux
ont la charge effective. Il s'agit des questions traditionnelles où l'on retrouve toute la problématique de l'enfance
en danger.
La deuxième ligne de travail
sur ce champ est articulée au regard
des personnes ou des dispositifs auxquels un enfant est confié. Sur ces questions
nous citerons un travail de sensibilisation et d'information des conseils
généraux, la production de documents
vidéo de prévention, la mise en place d'une formation à l'École nationale
de la santé publique, des travaux juridiques, etc. Nous ne reprendrons pas
en détail ces actions pour mieux examiner les méthodologies de travail.
L'existence localisée d'un groupe
sous cette forme organisée qu'on
peut appeler " secte " constitue une information. Elle amène l'autorité publique à s'intéresser à des modes de comportements
qui peuvent être problématiques. En ce sens
l'existence d'une " secte ", de cette forme particulière d'organisation,
n'est ici qu'un symptôme. Celui-ci fait alors signe ou signal pour l'autorité
publique. Ce signal lui permet d'assurer ses
missions. Dès lors, ce qui intéresse les représentants de l'autorité
publique n'est constitué que par des faits qui rentrent dans leurs champs
de compétence définis par le droit commun. Ils utilisent alors les instruments
dont ils disposent dans leurs prérogatives respectives. Prenons par exemple les questions d'agrément au statut
d'assistantes maternelles. Les services ont pour seule perspective de vérifier si les conditions
d'accueil du demandeur garantissent la santé, la sécurité, l'épanouissement de l'enfant. Cette procédure impose
de vérifier le rapport du demandeur
à la question de la prise en charge d'un enfant. " Si, de manière générale, il est établi au cours de l'enquête
que le demandeur applique des règles de conduite
contraires à l'ordre public et aux bonnes mours, une décision de refus
et de retrait est légalement justifiée... Il en est de même si le respect
des règles suivies par l'adepte est de nature à compromettre la santé de l'enfant
ou son développement... " D'une certaine façon, les services ne prennent donc plus en compte la forme d'organisation
du groupe, ni son caractère sectaire, son caractère religieux ou pseudo-religieux.
Ce n'est donc pas la question de l'appartenance qui est ici appréciée mais
le mode de rapport du demandeur à l'enfant. En ce sens la question de l'appartenance
à une " secte " devient secondaire.
Dans les conditions que nous
venons d'évoquer, l'autorité publique n'a dès lors plus à s'intéresser au
signal " secte ". Nous dirons même qu'elle n'a pas à s'intéresser de plus
près à ce signal pris comme tel. C'est-à-dire à l'apprécier par rapport à
une norme. Du coup, elle n'a sans doute pas à définir cette norme, c'est-à-dire
la " secte ", à la définir juridiquement. Les
services administratifs n'ont pas à y faire explicitement référence
pour motiver leurs décisions, voire sans doute même pour expliquer sa non-prise
en compte et motiver ainsi l'usage du seul droit commun. En ce sens, au-delà
de ce signal, la " secte " n'a alors aucune existence. Cette démarche n'exclut
pas tout au contraire de disposer d'outils d'investigation sur le phénomène
sectaire.
4 / Une série de difficultés
techniques marque l'action sur ce champ. Leur méconnaissance en détermine
les limites. Elle est aussi source d'un discours
critique univoque. L'administration y est présentée comme impuissante
et/ou infiltrée par les " sectes
". Pour remédier à cette situation, il nous faut d'abord l'examiner.
Les représentants de l'autorité publique n'ont et n'auraient donc aucune difficulté à prendre en compte les situations signalées par l'existence d'une " secte ". Reste que le schéma précédemment indiqué, et auquel l'agent public devra retourner, semble en réalité largement ignoré par celui-ci. Cette " ignorance " conduit inévitablement à recentrer peu ou prou la problématique de travail autour du phénomène sectaire pris comme tel. Et dès lors à s'inscrire dans toute une série de débats propres à s'affranchir de cette question. De ce point de vue, le travail mené à partir du signal " secte " paraît s'enferrer, tout en croyant y échapper, autour de la liberté de croyance et de la liberté religieuse.
Si d'autres problèmes dans le
traitement de ces questions seront soulevés, nous nous interrogerons sur ce
point d'achoppement constitutif du travail sur ce champ.
Pour l'éclairer, il faut s'intéresser aux stratégies juridiques développées par ces groupes qualifiés de " sectes ".
Précisons d'abord quels sont les moyens, non pas en terme juridique mais en compétence, utilisés par ces groupes. Très procédurières par nature, les " sectes ", en tout cas les plus importantes, ont recours à d'importants cabinets d'avocats, des juristes de grand renom. De manière plus fondamentale, il convient de signaler leur souci de faire évoluer les points de vue doctrinaux.
C'est ainsi qu'à leur initiative deux colloques ont pu se tenir à l'Assemblée nationale, le second au moment même où la Commission d'enquête parlementaire achevait son rapport.
Leurs stratégies juridiques s'articulent sur un point et un seul de notre droit. Les " sectes " n'y reconnaissent que ce qui se réfère à la liberté de conscience. C'est à partir de cet élément qu'elles vont rejeter l'ensemble du droit, et en particulier celui qui leur serait applicable. Au fond, quel que soit l'aspect péjoratif de la qualification de " secte " qui leur est attribuée, cette qualification permet à ces groupes de se situer sur le plan du religieux pour faire obstacle à la loi.
Or, l'examen de ces groupes répertoriés par la Commission d'enquête parlementaire
montre qu'une partie d'entre eux n'ont ni dans leur intitulé ni dans leur
objet un aspect religieux ou pseudo-religieux. Quant aux groupes apparemment religieux, l'histoire du plus célèbre d'entre
eux, la Scientologie, indique comment de
manière tardive elle adopta l'habit du religieux pour échapper au fisc américain.
Le Pr Jacques Michel montre parfaitement que la liberté religieuse, la liberté
de conscience, n'est qu'un moyen pour ces groupes d'être dans le déni du droit.
Ce déni de la loi est ce qui caractérise le pervers. La force du pervers c'est
de nous conduire à notre insu immanquablement là où il va " faire
sa loi ". C'est ici la base même de notre " ignorance " et donc de notre impuissance
à conduire le travail sur ce champ.
5 / Deux autres constats liés aux pratiques juridico-adrnistratives sont à rapporter. Le premier porte sur le peu de visibilité de ces questions, compte tenu de la faiblesse du nombre de plaintes le concernant. Il y a là un contexte qui crée ainsi une béance entre cette non-visibilité et la réalité sectaire telle que les médias en rendent compte. Partant de cette analyse, il faut rapprocher l'organisation sectaire et son mode d'organisation, le repli sur soi. des problématiques et des difficultés qui étaient rencontrées dans le traitement des affaires d'inceste. Dans ces conditions, et c'est ici le deuxième constat, il n'est pas étonnant de noter que le travail de prise en compte des situations signalées par les " sectes " passe par une banalisation des faits observés, d'une part, des moments d'inquiétude, voire de terreur, d'autre part. Banalisation et terreur peuvent enfin se conjuguer et conduire à l'enlisement du travail, voire à en abandonner la conduite. Nous noterons pour terminer que les " sectes " se caractérisent par la pauvreté de leurs doctrines qui contraste avec leur capacité à développer des stratégies de confusien. Reste que c'est sans doute plus la " secte " comme objet, c'est-à-dire par sa seule existence et non ses actions, qui est source de confusion pour celui qui l'approche.
6 / Si nous indiquions qu'en
dehors du signal qui lui est lié la
" secte " n'aurait aucune espèce d'existence, il n'en demeure pas moins que
resterait à connaître, à travailler les phénomènes qui lui sont liés et qui
en limitent le traitement. Il s'agit donc de professionnaliser la prise en
charge de ce champ en le dotant en particulier d'outils appropriés. Au-delà
de ces outils, une notion centrale pour ce phénomène, celle de manipulation
mentale, mérite d'être éclairée.
Examinons ici les relations entre l'adepte et la secte.
L'entrée dans une secte peut apparaître, compte tenu de la trajectoire de certains sujets(2), comme un choix positif.
Ne pas le noter, c'est ne pas comprendre le support même de sa rencontre. Si, passé ce premier temps, cet aspect positif persiste, il s'accompagne alors d'une détérioration de la vie de l'adepte. A sa sortie de la secte, celui-ci va mal. Cela se vérifie même quelques années plus tard. Le passage par la secte et une sortie difficile peuvent en être la cause.
Cependant, il faudra s'interroger sur l'existence d'une souffrance préalable à l'adhésion à ce type de groupe. Il serait tout à fait nécessaire d'approcher cliniquement ce point. Les modalités de rencontre avec la secte apparaissent multiples et banalisées. On peut pourtant faire l'hypothèse que le sujet s'y soumet à un moment particulier de sa vie psychique.
C'est là une série de questions très peu travaillées. Ce qui demeure pour partie mystérieux c'est la dépendance dans laquelle se trouve l'adepte. Elle paraît d'autant plus visible quand elle touche des hommes cultivés, responsables et qu'apparaissent chez eux des conduites atypiques. On peut penser au Mandarom, avec ses images sorties de bandes dessinées, du type Tintin et les Picaros. Ces manifestations prêtant parfois à sourire, elles conduisent alors à dédramatiser le phénomène sectaire.
Elles amènent aussi certains observateurs à invoquer une notion, notion centrale dans la représentation du phénomène sectaire. celle de " manipulation mentale ". La secte et le gourou posséderaient là une technique de maîtrise de l'adepte. En ce sens ils se trouveraient " qualifiés " (mais aussi diabolisés), l'adepte étant ainsi dépourvu d'inconscient. Deux remarques. La première, extérieure au phénomène sectaire, permet de mettre à distance la notion de manipulation mentale. Dans la relation amoureuse entre deux êtres, on peut très souvent observer des rapports de dépendance qui peuvent être tout à fait étonnants. Dans le mode de relation de l'adepte au gourou il y a quelque-chose de cette nature. Reste que le discours commun sur la relation amoureuse n'évoque pas de manipulation mentale alors même que ce lien peut être perverti(3).
Seconde remarque : l'audition de certains adeptes dévoile parfois une lucidité réelle sur le fonctionnement du groupe. Elle montre aussi une clairvoyance sur leur propre mode de comportement dans celui-ci, voire sur le danger que représentait le fait d'y demeurer. Cette perception date, il faut le préciser, de l'époque même où ces adeptes étaient membres de la secte. Il n'empêche que quelque chose alors en eux rendait la rupture impossible.
Cette situation se présentait également pour les adeptes libres de tout mouvement, regagnant chaque soir un domicile privé. Autre élément : certains adeptes, ayant quitté la secte, en conservaient un " idéal " qu'il leur resterait à trouver sous la forme de la " bonne secte ". Nous reconnaissons à travers ces différents éléments des modes d'être qui existent dans des lieux tout à fait socialement acceptés comme par exemple les organisations politiques.
En ce sens, on peut se demander si les sectes ne dévoilent pas de manière plus exacerbée des situations plus communes et quotidiennes qu'on ne le croit. Cependant, celles-ci restent difficiles à analyser et il faudra s'intéresser en particulier aux rituels qu'utilisent les sectes (habit, cérémonie, langage, rythme de vie, nourriture, etc.), décrits comme supports de manipulation mentale.
7 / Le phénomène sectaire permet de réinterroger en particulier certaines questions abordées par la psychanalyse. En ce sens, il constitue un objet de réflexion que les psychanalystes pourraient travailler avec d'autres (Juges. travailleurs sociaux, etc.). Cette collaboration permettrait de penser cet objet et de faire face aux problèmes d'abord qui lui sont liés.
Faute de l'être, la " secte " continuerait à être diabolisée.
Nous risquerions alors de nous
en tenir au constat fait par Ambroise Paré sur les sorciers qui " par
moyens subtils, diaboliques et inconnus corrompent le corps et l'entendement,
la vie et la santé des hommes et autres créatures ".
1. . Chargé
de mission à la Direction de l'action sociale, ministère de l'Emploi et de
la Solidarité,
3. . Cf. La haine de l'amour La perversion du lien - Hurni et Stol],
L'Harmattan. 1996