(Source : transcript d'une émission d'Envoyé
Spécial, diffusée par France
2 peu après le drame de la Porte du Paradis)
Avant l'auto-destruction de la secte Heaven's Gate par suicide
collectif de 39 personnes, le gourou Marshall Applewhite, alias "Do",
a réalisé une vidéo à l'intention du monde
extérieur afin de justifier ce "départ" en direction de la
comète de Hale-Bopp, vers le monde "supra-humain" qui devait
leur permettre d'atteindre le "niveau supérieur"...
Jean-Marie Abgrall, expert psychiatre auprès
des tribunaux, a été invité à l'occasion de cette
émission pour commenter cette vidéo édifiante.
J. M. Abgrall : Cette vidéo est intéressante dans
la mesure où elle permet de décoder et d'analyser les phénomènes
de groupe et les phénomènes de délire qui existent
dans des groupes similaires, dans des groupes, disons, de même aspiration.
Commentateur : Le gourou vidéaste présente
sa tribu. Un compliment par ci, une attention par là. Chacun sourit
quand le gourou l'y invite. Ils s'appellent "Genodi", "Melodi", "Tolodi",
"Logidi", "Destodi", et ce n'est pas un hasard.
Le gourou : "Que signifie 'Odi' ? Cela représente
beaucoup pour nous. Dans un sens, c'est comme un diminutif. L'enfant s'appelle
Robert, vous l'appelez 'Boby' ; James, vous l'appelez 'Jimmy'. Le I signifie
qu'on salue un jeune membre du royaume de Dieu".
La vénération du gourou
Commentateur : Affection, prévenance, comme dans toute famille.
Et dans toute famille, il y a un chef : Marshall Applewhite. Les adeptes
l'appellent "Do". Ils le considèrent comme leur guide spirituel,
leur berger, leur parrain. "Do" a lui aussi un parrain, elle s'appelait
"Ti", et elle est décédée en 1985. Le couple "Ti"
et "Do" ne recueille que des éloges :
Une adepte : "Je peux vous dire que 'Do' est le plus extraordinaire,
le plus noble, le plus objectif des êtres non humain que j'ai pu
rencontrer", . " Il nous a tellement aidé, il a tellement
enduré. Il n'a jamais fait quelque chose qui puisse ressembler à
ce qu'un humain aurait fait".
Un adepte : "Je voudrais dire combien je remercie 'Ti'
et 'Do' de m'avoir pris sous leur aile, de m'avoir montré la voie
qui mène au 'niveau supérieur'".
J. M. Abgrall : Il y a une gestuelle qui est très bloquée,
le corps est refermé, leur regard est vers le bas. Il y a des sourires
immotivés qui ne sont pas en rapport avec le discours de l'adepte.
On a vraiment l'impression qu'il y a toute une pathologie psychiatrique
qui évolue derrière, qui semble être coulée
dans un même moule, coulée sur un même modèle,
et d'une certaine façon à s'identifier à leur maître
absolu.
Des Êtres venus d'ailleurs
Le gourou : "Là, cela devient intéressant parce
que dans votre civilisation particulière, à laquelle nous
vous rendons visite, et nous nous apprêtons à quitter, il
commence à y avoir une prise de conscience de l'existence de créatures
venues d'ailleurs, d'un peu partout dans l'espace. Certains disent des
extra-terrestres".
J. M. Abgrall : Là on rejoint en fait tout une thématique
qu'on retrouve dans le New Age, à
savoir que la Terre a été créé par les Elohim,
par les anges divins ; et que ces anges divins sous la forme d'extra-terrestres
viennent visiter la Terre viennent la contrôler, la gérer,
essayer de résoudre les conflits terrestres.
Commentateur : Et les extra-terrestres, comme les anges,
n'ont pas de sexe (selon "Do" du moins).
Le gourou : "Pas besoin de vous dire qu'il n'y a pas d'enfants
avec nous. Pas de comportement de mammifère chez nous. Tous célibataires
! Il n'y a pas de relation homme-femme chez nous, pas de sexualité,
pas de sensualité ! Cela nous dégoûte. Beaucoup d'entre
nous ont fait le nécessaire pour que leur véhicule terrestre
ne fonctionne plus dans ce sens".
Un adepte : "En réalité, cette prochaine
étape qui nous attend n'est rien d'autre qu'une nouvelle opération
clinique. Je connais les avantages que m'a apportés la castration.
Cela m'a permis d'élever ma conscience, de me rapprocher de mes
maîtres".
J. M. Abgrall : Il est intéressant d'écouter cet adepte,
qui a subi une castration volontaire, envisage la mort comme une nouvelle
opération clinique supplémentaire. Là on est dans
une appréciation du corps simplement comme un parasite total de
la réalisation, total de la pensée ; et on va se débarrasser
au fur et à mesure des différents substituts. On s'est d'abord
débarrassé des cheveux en se faisant raser le crâne,
ensuite on se fait castrer, ensuite probablement qu'il y a eu des régimes
des macérations etc... Et puis en fin de compte, on va se débarrasser
de tout ce qui reste, c'est-à-dire du corps physique par la mort.
Et c'est à travers cette destruction du corps physique qui a été
amorcée par des rituels antérieurs qu'on aboutit à
l'initiation...
Un adepte : "Je vais me débarrasser de cette
dépouille qui ne vaut rien, ne sert à rien. C'est comme une
chenille qui abandonne sa chrysalide. Elle est morte et on obtient une
nouvelle créature. Cela ne sert à rien de se dire 'Oh mon
Dieu, la chrysalide est là, et j'y suis encore attaché'.
Ce que je fais, c'est çà : déposer ma chrysalide et
m'épanouir dans le monde 'supra-humain'".
Commentateur : car la vie ici-bas ne vaut plus la peine
d'être vécue...
Le monde ici-bas...
Commentateur : la demeure de milliardaire, dans laquelle la secte
avait élu domicile, ne traduit en rien un quelconque goût
du luxe : un confort spartiate, des chambres au charme monacal. L'intérieur
est à l'image du suicide, propre. En fait, les occupants abhorrait
le monde extérieur, décadent, matérialiste, et on
en passe...
Un adepte : "Je vais faire quelque chose dont le monde dira
que c'est la chose la plus épouvantable que quelqu'un puisse faire.
Je peux comprendre ce point de vue, parce que la vie des gens est régie
par le corps physique et les désirs de ce corps."
Un autre adepte : "Je ne suis plus satisfait par le
monde tel qu'il est. Plus rien ne m'intéresse ici. J'ai emprunté
plusieurs chemins. J'ai été en haut, en bas. Il n'y a rien
sur cette planète qui vaille quoi que ce soit. L'enseignement de
"Do" et de "Ti" est pour moi la seule chose qui ait un sens".
J. M. Abgrall : Là on voit le constat classique d'incapacité
des adeptes à se gérer à l'extérieur. Beaucoup
d'adeptes dans beaucoup de sectes font en fait la preuve d'incapacité
à leurs problèmes dans le monde, et jettent un regard désabusé
sur le monde extérieur qui ne leur donne aucune ligne de conduite,
aucun système pour sauver leur vie.
Un adepte : "On sera tellement heureux d'enfiler ce nouveau
costume, pour enfiler de nouveaux vêtements avec de nouvelles vibrations,
une nouvelle atmosphère. Tout sera plus propre. Ici, tout est tellement
corrompu, dévoyé, pollué. Rien à voir avec
le monde 'supra-humain', on sait que "Ti" et "Do" font ce qu'il faut. C'est
incroyable."
J. M. Abgrall : On a l'émergence de la secte chez cet adepte,
d'une part il est train de son père, "Do". Il s'identifie à
lui. C'est le père généreux qui lui révèle
la vérité, qui lui donne la vie à laquelle il lui
a voué son existence et sa mort. Et puis l'affect remonte à
la surface. Il ne peut pas le gérer, mais l'autre adepte le regarde
d'une certaine façon, mais en lui disant 'Mais attention, là
tu es en train de dévier'. Et immédiatement on le reprend
et on recontrôle le personnage.
Paranoïa
Un adepte : "Il y en a beaucoup qui voudraient m'empêcher
de faire ce choix. Je sais qu'il y a des gens dans le monde... qui pensent
que j'ai perdu la tête. Ils se trompent !". Suivi d'éclats
de rire des adeptes...
J. M. Abgrall : Là on commence à voir l'élaboration
de la dynamique sectaire. Les adeptes se positionnent par rapport à
l'extérieur. Manifestement, ils se sentent mis en accusation par
rapport à l'extérieur, mis en doute. Les autres doutent,
les autres nous considèrent avec un regard particulier : "Le monde
extérieur pense qu'on fait des erreurs, mais c'est eux qui se trompent".
Et là on a le principe de la dynamique manichéenne ; c'est-à-dire
qu'à l'intérieur de la secte, tout est bien, tout est beau,
tout est lumière, tout est vérité ; à l'extérieur
c'est le royaume des ténèbres, c'est le royaume des gens
qui n'ont rien compris, c'est le royaume des gens qui nous en veulent.
Un adepte : "On sait que ces docteurs de l'âme dont
le métier est de tout casser, de tout détruire et de tout
rabaisser, vont nous attaquer. Tout comme ils se sont attaqués à
l'Ordre du Temple Solaire, aux Davidiens
de Waco et à tous les autres. Ils disent 'ces gens sont fous,
ils ont été envoûtés'. Nous savons que ce n'est
pas vrai, mais vous, comment pouvez vous le savoir ?".
J. M. Abgrall : Ici on a le discours classique des sectes avec deux
boucs émissaires traditionnels : D'une part les médias, ceux
qui présentent la vérité; d'autre part les psychiatres,
les médecins de l'âme, ceux qui analysent le phénomène.
Et toutes les sectes ont deux ennemis jurés : les médias
et les psychiatres. Et là on a vraiment le développement
de la paranoïa.
Les autres sectes
Le gourou : "Je sais bien que les médias vont en faire
des gorges chaudes, qu'ils vont nous comparer aux Davidiens de Waco et
à l'Ordre du Temple Solaire basés au Canada et en Suisse.
Cela me dérange que les gens les condamnent, qu'ils condamnent David
Koresh, et l'autre groupe. Ils étaient assez loin de la vérité.
Je trouve difficile à croire qu'ils n'auraient pas eu une autre
occasion de se rapprocher de la vérité. Ils ont sacrifié
volontairement chaque chose de ce monde pour suivre un berger dans le royaume
de Dieu". C'est une magnifique expression de leur volonté. J'ai
du mal à croire que des enfants et des adolescents soient capables
de faire une telle chose. Ils ne sont pas assez responsables, pas assez
mûrs pour çà."
J. M. Abgrall : Il est un peu gêné parce que dans les
grandes lignes le sacrifice est identique à celui de l'Ordre du
Temple Solaire et celui de Waco. Il a donc peur d'être identifié
à des groupes qui ont déjà été condamnés
par les médias et par l'opinion publique. Cependant, comme son sacrifice
doit être analysé, il ne peut pas non plus jeter l'anathème
en totalité sur eux, donc il a besoin quelque part de s'identifier
à leur processus de suicide, mais pas complètement.
Prosélytisme
Le commentateur : Internet. La secte en avait fait sa vitrine planétaire.
Une vitrine qui lui survivra pendant plusieurs mois encore, le gourou ayant
payé à l'avance les abonnements au fournisseur d'accès.
Sur le web, même les morts recrutent.
Un adepte : "Je vous recommande particulièrement si
vous trouvez le livre 'Porte du Paradis' sur Internet d'y aller. Consultez-le,
étudiez-le, cela vous fera beaucoup de bien".
Une autre adepte : "Je voudrais vous dire qu'il n'y
a pas de plus grand cadeau fait au monde que ce que nous et le monde 'supra-humain'
vous offrons. C'est à votre portée. Profitez-en !"
Un autre adepte : "Le monde 'supra-humain' vous regarde.
Par votre croyance, vous vous donnez la possibilité de redevenir
un enfant dans la maison de notre Père."
Le commentateur : Au lendemain du suicide, 900.000 connexions en
un quart d'heure. Pas forcément 900.000 curieux.
J. M. Abgrall : Ce prosélytisme est particulier,
parce qu'en fait ils vont s'immoler, ils vont se donner la mort pour avoir
valeur d'exemple. Ils ne disent pas au gens de venir maintenant, parce
que 'venez maintenant' entraînerait un rejet immédiat. Ils
disent 'regardez notre sacrifice, en fait nous faisons ceci pour vous,
et ensuite faites de même en mémoire de nous'. Ils sont en
train de recréer une sorte de sacrifice christique avec 2.000 de
retard et avec surtout une mauvaise gestion de ce sacrifice.
Un adepte : "Au paradis, nous aurons tous des véhicules
de nain, et si nous n'arrivons pas à voir par dessus le tableau
de bord, nous louperons une bonne partie du spectacle".
Le commentateur : Le spectacle, c'est celui de la comète
Hale-Boop, qui passe actuellement à proximité de la Terre.
Un phénomène banal pour les scientifiques, un mauvais présage
pour les illuminés. Depuis la nuit des temps, les comètes
suscitent peur, fantasmes ou superstition. Marshall Applewhite était
persuadé que derrière Hale-Bopp l'attendait un vaisseau spatial.
Il était fou, parfois contagieux, toujours dangereux.
Ont contribué à ce reportage d'Envoyé Spécial
sur France 2 :