Dès la première décision politique du nouveau président du gouvernement espagnol, M. José-Maria Aznar, la désignation au poste de président du Congrès des députés (l'Assemblée nationale) de M. Federico Trillo, membre surnuméraire de l'Opus Dei et implacable dénonciateur des scandales politico-financiers des dernières années de la législature socialiste, il est apparu clairement que l'Opus Dei reprenait pied au coeur du pouvoir à Madrid. Et d'autres nominations à des postes ministériels, comme celles de Mmes Isabel Tocino et Loyola de Palacio, dont les liens avec l'OEuvre de Dieu sont notoires, sont venues confirmer que cette organisation politico-religieuse aspire à retrouver un rôle de premier plan en Espagne, pays où elle est, de loin, le mieux implantée.
Au sein du gouvernement de M. Aznar, il y a aussi un " troisième homme " très lié à l'Opus Dei ; il s'agit de M. José-Manuel Romay, membre du comité exécutif du Parti populaire, devenu ministre de la santé. Ses liens avec l'OEuvre de Dieu remontent à la dernière période du franquisme (1970-1975) et à la création de l'Union de centro democratico (UCD), formation démocrate-chrétienne. La présence de trois ministres liés à l'Opus Dei est d'autant plus significative qu'il s'agit d'un gouvernement restreint constitué de seulement quatorze ministres. Cela fait dire à certains que, directement ou indirectement, l'Opus contrôle environ 20 % du pouvoir espagnol. Il ne faudrait pas toutefois en déduire que le Parti populaire est lui-même sous le contrôle de cette organisation politico-religieuse, comme le fut, et le demeure, l'UCD. En tant que groupe de pression qui se caractérise par le goût du secret, l'Opus Dei a tissé un très dense réseau de relations politiques, et met l'influence ainsi acquise au service des intérêts les plus conservateurs. Tout homme (ou femme) politique appartenant à la droite espagnole ne peut se passer de son appui.
Pourtant l'OEuvre de Dieu possède un poids politique moins grand que par le passé, en particulier si on le compare à l'époque de sa splendeur durant la seconde partie (1960-1975) de la dictature du général Franco instaurée après la guerre civile d'Espagne en 1936-1939. Au cours des années 1982 à 1996 (pendant lesquelles gouvernèrent les socialistes de M. Felipe Gonzalez), l'Opus chercha à transformer sa capacité de pression et son influence en pouvoir politique réel, et s'efforça de rassembler la droite autour du Parti populaire. Au sein de celui-ci existent des responsables nationaux dont les rapports avec l'Opus Dei sont de notoriété publique, outre Mmes Isabel Tocino et Loyola de Palacio, ainsi que MM. Federico Trillo et José-Manuel Romay déjà nommés, on peut citer MM. Juan-Luis de la Vallina, Andrés Ollero et Juan-Ramon Calero.
Possèdent également des liens avec l'OEuvre de Dieu : Mme Ana Mato, MM. Juan-José Lucas, Miguel-Angel Cortés et José-Maria Michavila ; ce dernier, très proche de M. Federico Trillo, est l'homme qui monte au sein du Parti populaire dont il est secrétaire aux études et programmes, et qui vient d'être nommé secrétaire d'Etat aux relations avec le Parlement (les Cortes).
D'autres membres de l'Opus, considérés comme des " techniciens " et parmi lesquels figurent des experts en économie et en sciences sociales, constituent l'aile dure du Parti populaire ; c'est à eux que M. Aznar a confié la responsabilité de remplacer les principaux hauts fonctionnaires et de contrôler ainsi les rouages de l'Etat. On peut citer, entre autres, parmi ces experts : M. Pablo Guardans Cambo, nommé directeur général du ministère de l'industrie et de l'énergie ; et M. Joaquin Abril Martorell, nommé secrétaire d'Etat aux infrastructures et aux transports. M. Abril Martorell, frère d'un ancien vice-président du gouvernement de M. Adolfo Suarez (1976-1981), est un vétéran de l'UCD ayant déjà exercé des fonctions dans l'ombre, notamment celle de directeur de campagne lors des élections législatives de 1979. Par ailleurs, un autre vétéran de l'Opus, M. Alberto de la Hera, vient d'être nommé directeur général des affaires religieuses au ministère de la justice, poste capital pour l'OEuvre, car il gère les subventions de l'Etat au clergé et pilote les relations de l'administration publique avec la hiérarchie de l'Eglise.
Ce sont des membres de l'Opus Dei qui, jouant un rôle de charnière, ont favorisé la réussite du pacte politique entre le Parti populaire et les partis nationalistes catalan et basque. Ce pacte insolite, grâce auquel M. Aznar peut gouverner, a fortement surpris en raison du grand écart entre les positions du PP, centraliste et espagnoliste, et celles des nationalistes, plutôt fédéralistes, voire séparatistes. L'accord s'est fait sur un fond philosophique commun, aussi bien les membres du PP que ceux du Parti nationaliste basque (PNV) et de Convergencia i Unio (CiU) sont des démocrates-chrétiens (ils siègent d'ailleurs ensemble au sein du même groupe à l'Assemblée européenne). L'Opus Dei a secrètement poussé, au vu de résultats électoraux ne permettant pas au PP de gouverner sans l'appui des nationalistes, à un " compromis historique ". Et au grand étonnement de nombreux observateurs, les divergences se sont peu à peu estompées, les positions les plus éloignées se sont rapprochées, et un accord a été enfin conclu en mai dernier. Cela a été rendu possible grâce, en particulier, à la présence au sein des formations nationalistes de membres influents de l'Opus Dei. On peut citer, par exemple : M. Lluis Alegre, ministre (conseller) du tourisme de la Généralitat (gouvernement) de Catalogne, ou Mme Concepcio Ferrer, eurodéputé et ex-président de l'Unio démocratica de Catalunya (un des deux partis de l'alliance Convergencia i Unio). M. Joaquim Molins a également joué un rôle-clé dans les négociations entre le PP et les nationalistes : il fait partie d'une dynastie industrielle du secteur de la cimenterie, très liée à l'Opus et à l'un de ses principaux dirigeants, l'ancien franquiste Laureano Lopez Rodo.
D'autres personnalités nationalistes ont des liens avec l'Opus Dei, tels M. Francisco Gilet, ancien député des Baléares et bras droit de M. Gabriel Cañellas, récemment destitué de la présidence du gouvernement des Baléares pour corruption dans les affaires Calvià et Soller ; M. Victor Maeztu, dirigeant de la Confédération démocratique de Navarre (CDN), ainsi que d'autres responsables politiques du Parti nationaliste basque (PNV) et de l'Union du peuple navarrais (UPN), sans oublier M. Rafael Larreina, vice-secrétaire général du parti basque Eusko Alkartasuna (EA). Après l'importante victoire politique que constitue cette alliance PP-nationalistes, l'Opus souhaite parachever sa résurrection politique ; il a, pour cela, besoin d'énormes moyens financiers. C'est pourquoi il conduit actuellement une offensive de grande envergure en direction du secteur bancaire.
Des experts liés à l'OEuvre ont commencé les premières tentatives de fusion pour augmenter la taille du Banco popular espanol, vaisseau-amiral financier de l'Opus Dei. Par le biais d'une habile campagne de presse, les " souris " du Banco popular tentent actuellement d'avaler l'" éléphant " que représente le Banco central hispano (1) . Si l'opération réussissait, les dirigeants de la banque de l'Opus disposeraient de fonds considérables ; ils comptent évidemment sur le soutien du nouveau gouvernement de M. Aznar qui encourage une telle fusion.
Le rouleau compresseur de l'Opus est donc en marche ; ce groupe de pression, après la longue parenthèse de la période socialiste, refait surface et s'installe à nouveau dans les allées des pouvoirs politique et économique de l'Espagne. Toutefois, à l'échelle internationale, l'Opus n'a plus la puissance de naguère (2) , et ses membres n'ont plus la faculté de proposer une voie politique originale aux partis qu'ils noyautent, comme ce fut le cas durant les années 50 et 60 en pleine guerre froide. Ils ne peuvent pas davantage faire croire qu'ils sont l'incarnation même de la vertu alors que de nombreux scandales financiers les ont éclaboussés. Pour s'en tenir à l'Espagne, il y eut l'affaire Matesa dans les années 70, l'affaire Rumasa dans les années 80, et la récente faillite frauduleuse de la Fundacion general Mediterranea. Aux yeux du grand public, l'Opus a non seulement l'image d'une organisation qui agit dans l'ombre en faveur d'obscurs intérêts, mais aussi d'une officine souvent impliquée dans de grands scandales financiers. Depuis la mort de son fondateur Mgr Escrivà de Balaguer en 1975, l'Opus a subi une sorte d'érosion interne et apparaît globalement comme une organisation en décadence. A cet égard, un chiffre est révélateur : celui de ses membres électeurs, appelés également " congressistes ", qui ont participé au congrès général ayant élu le troisième père (ou président) de l'OEuvre. En 1975, après le décès du fondateur, 172 membres avaient élu Mgr Alvaro Portillo, deuxième père. En 1994, ils n'étaient plus que 140 membres à élire l'actuel père, Mgr Javier Echeverria (3) . Sur ces 140 membres, 32 avaient été nommés par Mgr Portillo et les 108 autres l'avaient été par Mgr Escrivà avant 1975, ce qui permet d'affirmer que les plus importantes fonctions au sein de l'OEuvre sont exercées par des vieillards. La diminution du nombre des électeurs, au sein d'un appareil fortement bureaucratisé, est un signe indéniable de décadence. A la base, le phénomène est encore plus marqué. En fait, le nombre d'admissions et de recrutements ne diminue point. Mais les nouveaux venus ne restent pas. Les vocations se révèlent fragiles, et les voeux de fidélité à l'OEuvre inconstants. Les défections sont nombreuses, au point que l'Opus devient une organisation de passage ; les militants y viennent fort jeunes en grand nombre, y font en quelque sorte leurs classes, acquièrent le sens de l'appareil et du pouvoir, se constituent un solide réseau d'amitiés, puis, l'âge venant, abandonnent l'Opus sans forcément renier ses principes et ses valeurs. Ce comportement explique pourquoi, depuis vingt ans, les effectifs totaux de l'Opus demeurent désespérément stables malgré les intenses efforts de recrutement. Le risque, déjà perceptible, c'est que l'organisation vieillisse et que, notamment, sa direction soit constituée de prêtres trop âgés, mal secondés par de jeunes laïcs peu formés. Pour une organisation qui a toujours voulu constituer l'élite intellectuelle catholique il y a là une menace réelle.
Autre facteur qui préoccupe l'Opus : la concurrence à son égard apparue au sein même de l'Eglise catholique depuis deux décennies. Il y a désormais de nouveaux groupes de " croisés ", laïcs très conservateurs et farouchement militants, qui font partie de cette mouvance de la " rechristianisation " fortement encouragée par le pape Jean Paul II ". Ces nouveaux groupes, plus offensifs et plus radicaux, attirent des vocations qui ne se tournent plus vers l'Opus. Par ailleurs, cette organisation, considérée comme la " garde blanche du pape " et qui a favorisé l'élection de Jean Paul II, s'est attiré de ce fait même une indiscutable opposition au sein des milieux catholiques. Nombre de ceux-ci refusent, au nom de leur foi, la " dictature spirituelle " de l'Opus et craignent que cette " arme du pape " soit utilisée contre eux. Les nouveaux groupes proposent le même type de militantisme catholique, mais sans l'obéissance absolue qu'exige l'OEuvre ; ils attirent donc plus facilement les militants, en particulier dans des pays où l'Opus était traditionnellement bien implanté. Ainsi au Mexique sont apparus les Légionnaires du christ ; en Italie, Communion et libération ; en Espagne, les Communautés néocatécuménales et Lumen Dei. Par ailleurs, la toujours puissante Compagnie de Jésus a mis sur pied des associations de volontaires, avec la collaboration de nombreux laïcs qui y retrouvent le goût de l'action spirituelle dans une perspective progressiste.
L'influence de l'Opus Dei se réduit. Jadis présent, selon ses propres sources, dans quelque quatre-vingts pays, il a vu son implantation se rétrécir fortement, au point que l'on peut affirmer que sa présence effective n'est aujourd'hui attestée que dans une douzaine de pays. Son actuel succès en Espagne est d'autant plus paradoxal. Et l'on peut imaginer que l'Opus Dei voudra faire de sa renaissance dans ce pays qui l'a vu naître une étape vers la toujours utopique reconquête spirituelle du monde.
(1) El Mundo, Madrid,
25 avril 1996.
(2) Lire François Normand, " La
troublante ascension de l'Opus Dei ", Le Monde diplomatique, septembre
1995.
(3) Les femmes électrices n'ont
qu'une fonction consultative et ne votent pas lors des congrès généraux.
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