( Source Notice ERNR mai 2000 par Philippe Levallois )
Introduction
Le groupe, ses membres en relation
Avoir, pouvoir et savoir au sein du groupe
Place de lindividu, place du groupe
Conclusion
Dans le débat concernant les « sectes » en France, le rapport de la commission parlementaire (rapport GEST-GUYARD, 1996), après de nombreuses autres tentatives, a établi une liste de dix critères censés permettre de reconnaître une «secte» aujourdhui[1] (page 13). Nous les énumérons : déstabilisation mentale, caractère exorbitant des exigences financières, rupture induite avec lenvironnement dorigine, les atteintes à lintégrité physique, lembrigadement des enfants, le discours plus ou moins antisocial, les troubles à lordre public, limportance des démêlés judiciaires, léventuel détournement des circuits économiques traditionnels, les tentatives dinfiltration des pouvoirs publics. De prime abord, et pour un regard non averti, ces critères semblent satisfaisants, mais lorsquon creuse un peu, que lon sinterroge à propos de chacun au vu de lensemble du paysage religieux, ils apparaissent bien imprécis, flous, et finalement peu utilisables, à lexclusion de deux ou trois dentre eux. Ce qui explique que ces critères ont été très critiqués.
Cette liste, ajoutée à un certain nombre de discours récents et au lien fréquent établi entre «sectes» et groupes à propos desquels sont engagées des procédures pénales laisse entrevoir que ce sont désormais, en France au moins, les infractions à la législation française qui « font » la « secte ». Or la justice ne connaît pas de définition de la « secte », et les juridictions judiciaires nentendent pas devenir les garantes des « bons » ou des « mauvais » groupes religieux. « Les tribunaux saisis des questions mettant en cause des sectes nont jamais à statuer à titre principal sur le caractère religieux des mouvements mis en cause, ce caractère nétant jamais en lui-même un élément dappréciation en droit civil ou pénal »[2].
Plutôt que de sen remettre à la justice, plutôt que de donner des critères qui apparaissent extrêmement aléatoires sur le terrain, il nous semble donc plus opportun de proposer des domaines dobservation qui pourront permettre dévaluer, de discerner si un groupe quel quil soit est sain, sectaire, voire totalitaire. Trois domaines dobservation non exclusifs les uns des autres -, nous paraissent pertinents et aidants dans cette perspective.
Ce sont :
1. Le groupe, ses membres en relation ;
2. Avoir, pouvoir et savoir au sein du groupe ;
3. Place de lindividu, place du groupe.
Tout groupe a une vie interne, est situé dans une société donnée. Il sagit ici de se rendre attentif à tout ce qui est relation au sein du groupe, et relation du groupe vis à vis de « lextérieur », puis à ce que ces relations traduisent.
Au sein du groupe : Une question nous paraît essentielle dans ce domaine : sur quoi repose la cohésion du groupe ? Et que traduit cette cohésion ?
Relations entre membres : Que « disent » ces relations : liberté ? joie dêtre ensemble ? conformisme ? obligation ? La différence dans le discours, dans lhabillement a-t-elle sa place ou est-ce le règne du tous pareils, de lunanimité, de luniformité, voire de lunanimisme ?
Relations membres-responsable : Ces relations sont-elles de dépendance, de soumission, daliénation, ou de liberté ?
Avec lextérieur : Constate-t-on ouverture ou fermeture ? relation ou autosuffisance ? Quel est ce degré douverture ? Quelle en est la raison : stratégie, besoin, service, utilité ?
Relations du groupe avec la société, avec le « monde » : Relations ou absence
de relations ? Est-il pour, avec, contre [3] ? comment cela se traduit-il ? Sil y a relation est-ce dans le respect dun double sens, ou est-ce à sens unique ? y a-t-il volonté dinstumentalisation (de se servir de ), volonté hégémonique (qui se traduit par entrisme, lobbying, infiltration) . Sil ny a pas relation : cela signifie-t-il indifférence, non intérêt, rejet, condamnation, diabolisation ?Relations du groupe avec dautres groupes constitués : Relations ou absence de relations ? Ces relations sont-elles sous-tendues par lintérêt, un désir déchanges et de gratuité, le travail, la croissance, lobligation, la crédibilité ?
Il sagit ici de se rendre attentif aux trois pôles avoir, pouvoir, savoir, afin dobserver comment ils sont vécus, gérés et régulés (ou non). On peut se demander, à propos de chacun, sil est dans les mains dun seul, dun et de ses proches, dun et de celles et ceux quil a cooptés, ou dans les mains dune équipe de personnes élues (par exemple) qui supervisent, contrôlent, donnent leurs avis ; si chacun est soumis à une instance critique, ou mieux encore à un regard extérieur,
Avoir : Doù viennent argent et biens ? Qui en a le contrôle ? Y a-t-il transparence des comptes ? instance de vérification et de contrôle ? respect du bien des individus ? La dérive sectaire sappelle exploitation.
Pouvoir : Sur qui repose-t-il ? Quel est son champ dexercice? Comment sont prises les décisions ? Instances de contrôle et de recours ? La dérive sappelle oppression.
Savoir : Qui enseigne, qui sait ? à partir de quelle autorité, compétence, formation ? En relation avec qui ? Supervisé par qui ? Y a-t-il place pour la parole de chacun ?
Le responsable a-t-il lassurance de savoir pour tous ? et le groupe lassurance de savoir pour le monde entier ? Les dérives sappellent suffisance et endoctrinement.
Enfin, il convient de considérer la place quoccupe le groupe (le « nous ») en rapport avec celle quoccupe lindividu (le « je »).
Grossièrement dit, il sagit de se demander qui, du groupe ou de lindividu, a la primauté ? Il est évident que le groupe prime généralement sur le « je ». Son existence est première historiquement. Lindividu attiré par le discours, la vie, lagir du groupe, de ses membres, de son responsable, choisit dintégrer ce groupe. Pour autant, il est des groupes qui souhaitent favoriser la vie, lexistence, la maturation de ce « je », au point même de linviter à prendre son chemin, son autonomie. Et il est au contraire des groupes qui laissent supposer à lindividu quil ne peut pas vivre sans et en dehors du « nous », du groupe.
La question qui se pose alors est de savoir si le groupe est au service de
la personne qui lapproche et lintègre, ou inversement si
le personne entre au service du groupe et de son devenir, au détriment
de sa liberté.
Dans le premier cas de figure, les modalités dentrée dans le groupe, les modalités de sortie du groupe, le règlement interne seront toujours explicitement soucieux de la personne et de sa liberté (effective)[5]. Dans le second cas de figure, il apparaît que lindividu est toujours « aimé », choyé, tant quil est au diapason du groupe, mais il deviendra un « ennemi » dès quil sera perçu comme un danger par et pour le groupe et pour sa cohérence.
Dans ce type de groupe, tout est donc logiquement fait pour que le membre sidentifie de plus en plus au groupe, ses croyances, son idéologie, son fondateur, sa mission au point quil nait plus didentité, plus de consistance propre hors du groupe. Divers moyens peuvent aider et accélérer ce processus (reconnaissance interne, responsabilisation, correction, culpabilisation, rupture avec les repères et les mots habituels, etc.). Ces moyens font eux-mêmes suite à des stratégies de séduction mises en uvre en fonction de publics visés (sécurité affective, sécurité intellectuelle, rites daccompagnement, développement personnel, ). Bientôt, il ny aura plus le groupe et moi, mais « moi-du-groupe » : ma vie est sienne, mon temps est sien, mon agir est sien, mon argent est sien, jusqu'à mon corps parfois. Et corrélativement la vie du groupe est la mienne, son sens le mien. Autrement dit, lindividu peut être instrumentalisé[6] à souhait : il est instrument du groupe, de sa vie, de sa pensée, de sa croissance, de sa légitimité, de sa crédibilité.
Ces groupes ont généralement leur propre vocabulaire, un discours clair et relativement simple, ils sont extrêmement organisés (tout est pensé, systématisé). Ils font penser à des entonnoirs : on y entre de plein gré attiré par une proposition alléchante, mais plus la descente dans lentonnoir est engagée, plus la sortie est difficile, non pas tant parce que le groupe sy oppose que parce quil est devenu indispensable à lindividu.
Seul le temps, un événement souvent difficile malheureusement pourront constituer des brèches qui permettront de favoriser des prises de distance, des questionnements salutaires. A partir du moment où lindividu va devenir une menace au moins supposée ou pressentie pour le groupe, il sera rappelé à lordre, invité à reprendre sa place dans lorganisation, par divers moyens. Si cette voie natteint pas son objectif (= le bon ordre), il devra menacer, écarter, chasser, exclure lintrus, ou mieux encore faire en sorte quil sexclue. Et là encore les méthodes ne manquent pas. Lindividu a toujours tort, jamais le groupe.
Dans ce type de groupe, ce nest donc pas telle croyance ou cohérence densemble qui pose question fut-elle complètement saugrenue ! Ce nest pas davantage telle ou telle pratique qui lui est propre (fut-elle incivique !). Ce nest pas encore son militantisme[7] (évident), cest ce « totalitarisme » : la totalité groupe est toujours et nécessairement première parce que seule, elle se nourrit des individus qui lintègrent.
Le résultat en est uniformité et unanimité : même manière de penser, de sexprimer, de vivre, de se vêtir parfois.
Ces divers domaines dobservation sont autant de moyens qui peuvent donner
des indices de santé, de sectarité, voire de totalitarisme dun
groupe. Mais parce que rien nest jamais tout noir ou tout blanc, il est
important davoir un faisceau dindices convergents avant de dénoncer
ou de bénir un groupe.
Les grandes traditions religieuses ont donné naissance au cours de leur
histoire à plusieurs types de régulation, souvent en tension :
texte fondateur, magistère (qui interprète le texte), la tradition
(qui témoigne dinterprétations, de lectures), synodes et
conciles, communautés surs (aînées ou jeunes), règlement
intérieur ou droit interne (lieu de mémoire également).
Sans vouloir imposer ces modèles de régulation, il est important
de considérer ceux que tout groupe se donne.
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[1] On était «secte» hier pour des raisons dordre doctrinal, pour cause de dissidence, de séparation davec un groupe majoritaire. Etait donc considéré comme « secte » par les chrétiens tout groupe qui ajoutait ou retranchait à la Bible, et tout groupe qui nétait pas en communion avec les grandes Eglises instituées.
[2] Michel HUYETTE, Les sectes et le droit, Recueil Dalloz 1999, 36e cahier, chronique, p.385.
[3] Il y a nous et le monde, le dedans et le dehors, le lieu de salut et le lieu de perdition
[4] Nous empruntons cette clé de lecture à Jean VERNETTE
[5] Cela concerne les biens de la personne, sa protection sociale, sa vie et son agir, sa rémunération, son travail éventuel, le respect de sa vie intérieure, du silence, de son rythme de vie, les distances permises (par rapport à lenseignement reçu et aux engagements vécus au sein du groupe), le temps, les médiations de recours internes au groupe, etc.
[6] Tout est en réalité instrumentalisé par ces groupes : textes sacrés, relations, histoire, média, etc.
[7] Subjectivité, rupture avec la société, adhésion volontaire du membre, autorité charismatique, exclusivisme (engagement, participation), unanimisme, unicité du mode dengagement sont généralement les caractéristiques de tout militantisme.
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ELEMENTS DE BIBLIOGRAPHIE
-BERGERON Richard, Le cortège des fous de Dieu, Montréal, Editions
Paulines, 1982
-Centre Roger IKOR, Les sectes. Etat durgence, Paris, Albin Michel, 1995
-LUCA Nathalie, LENOIR Frédéric, Sectes. Mensonges et idéaux,
Paris, Bayard, 1998
-MESSNER Francis (sous la dir.), Les « sectes » et le droit en France,
Paris, PUF, 1999
-SCHLEGEL Jean-Louis, Religions à la carte, Questions de Société,
Paris, Hachette, 1995
-VERNETTE Jean, Les sectes, Coll. Que sais-je 2519, Paris, PUF, 1990
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