(Source: Courriel de Michel Marjollet - Le Monde 20 décembre 2002, par Jean-Luc Chagnon et Véronique Fournier )
Mis en ligne le 7 mars 2003
Transfusée contre son gré à l'hôpital de Valenciennes (Nord), LG et son mari, tous deux témoins de Jéhovah, ont saisi en référé pour "atteinte aux libertés fondamentales" le tribunal administratif de Lille, qui leur a donné raison le 25 août.
Il est autant de situations médicales différentes que de patients différents, et de convictions particulières que d'individus, même au sein d'une même famille religieuse. Pour cette raison, la question n'est pas selon nous : peut-on transfuser un témoin de Jéhovah contre son gré ? Elle est : fallait-il transfuser L.G. ce vendredi-là ?
Et militer pour une approche casuistique et personnalisée de chaque situation clinique nous conduit à avancer l'hypothèse qu'en l'occurrence, du point de vue de l'éthique, les deux positions transfuser ou ne pas transfuser se défendent, moyennant le respect de quelques règles de bonne pratique.
Celles-ci sont au moins au nombre de trois. La première consiste à vérifier le degré de liberté de la patiente face à cette prise de décision. Où en est-elle de son intégrité physique, psychologique et intellectuelle : n'est-elle pas trop choquée par ce qui lui arrive ? Comprend-elle la situation ? Il convient aussi de vérifier son degré de liberté vis-à-vis de l'entourage : ne subit-elle pas des pressions du fait de sa famille ou des autorités religieuses de son obédience ?
La deuxième règle tout aussi essentielle est de s'assurer de la qualité des informations qui sont à sa disposition : informations médicales, bien sûr, quant aux risques précis qu'elle prend ; mais également informations quant aux arguments qui sous-tendent la position des siens. Car, sur cette question du droit ou non à être transfusé, il y a eu des évolutions récentes de la Société des témoins de Jéhovah. Certains composants sanguins seraient moins néfastes que d'autres et accepter une transfusion sanguine ne serait plus aussi définitivement contraire au dogme.
Il ne saurait être question d'en vouloir aux médecins de ne pas se tenir à jour de l'évolution de l'ensemble des religions d'appartenance de leurs patients. L'argument ne cherche qu'à illustrer combien il est nécessaire de ne pas tenir pour acquis qu'informer pleinement le patient est une tâche facile.
La troisième règle de bonne pratique découle en partie des précédentes. Elle consiste à plaider pour que la décision ne soit pas la décision d'un médecin isolé. Les avis extérieurs sont utiles, en cela qu'ils multiplient les occasions d'apprécier le degré de liberté du patient concerné, autant que de l'entendre exprimer un doute ou une question qu'il n'aura pas osé émettre devant son médecin.
Par ailleurs, ils sont l'occasion de donner une dimension extramédicale à la réflexion.
Enfin, la discussion collective de la décision est indispensable pour assurer la cohésion de l'équipe soignante, dont la plus grande force est de rester claire et solidaire sur le sens de son action soignante.
Une fois acquises ces règles de bonne pratique, tentons de répondre à la question posée : fallait-il transfuser L. G. contre son gré ? Soutenons successivement la thèse, puis l'antithèse.
La thèse : moi, réanimateur, je ne peux pas rester les bras croisés devant une femme jeune en parfaite santé, qui risque de mourir alors qu'une transfusion peut la sauver et qu'elle vient d'accoucher d'un enfant qui a besoin d'elle. A défaut, je me sentirais en contradiction avec mon éthique professionnelle.
Je suis infiniment sensible à la récente loi sur les droits des malades et convaincu qu'il faut chercher à respecter la volonté des patients autant que faire se peut. C'est d'ailleurs une obligation inscrite depuis longtemps dans le code de déontologie. J'estime avoir respecté l'esprit de la loi : j'ai passé de longs moments à tenter de convaincre L. G. Certes, lorsque la décision a été prise de commencer la transfusion, il n'y avait pas d'urgence vitale. Mais la situation médicale de la patiente était tellement précaire que le moindre incident lui aurait été fatal. Je suis sincèrement convaincu d'avoir agi pour son bien.
L'antithèse : oui, il eût été admissible sur le plan éthique de ne pas transfuser L. G. Le respect de la position exprimée par le patient, en toute lucidité, de façon éclairée et réitérée, doit être un élément clé de la pratique médicale.
A ceux qui disent que leur métier n'est pas de laisser mourir les gens lorsqu'ils peuvent les sauver, on demandera de s'interroger sur ce que soigner veut dire. Cela veut-il dire sauver à tout prix ? Où est-ce écrit ? Ni dans le serment d'Hippocrate ni dans le code de déontologie.
De quel droit un médecin impose-t-il ses convictions à autrui ? De quel droit décide-t-il de faire prévaloir la vie ici-bas sur la vie de l'au-delà ? De quel droit condamne-t-il cette femme à être exclue pour toujours de la famille de pensée qu'elle s'est choisie sur terre et de la vie éternelle à laquelle elle aspire ?
Dans le cas présent, la décision de transfuser a été prise sciemment contre la volonté d'une patiente, apparemment lucide, cohérente et constante dans l'expression de sa volonté, au nom de son meilleur intérêt médical dont il a été estimé qu'il se confondait avec son meilleur intérêt en général. Comme si le médecin était toujours à la fin le mieux placé pour savoir quel est le meilleur intérêt du patient.
Y a-t-il un raisonnement qui supplante l'autre ? Nous ne le croyons pas. Liberté contre liberté : c'est de cela seul qu'il s'agit. La grandeur de la médecine réside dans la rencontre de ces deux libertés, qui méritent autant l'une que l'autre d'être respectées.
Certes, il faut à un moment que l'une s'incline. En l'occurrence, celle du médecin s'est imposée. Il eût été tout aussi respectable que cela fût celle de la patiente qui l'emportât.
Notre vu le plus cher serait que la justice ne tranche pas, qu'elle ne condamne ni l'une ni l'autre des issues. C'est ainsi, nous semble-t-il, qu'il faut comprendre l'esprit de la loi Kouchner : faire en sorte que le débat ne soit pas judiciaire, qu'il soit rendu à son essence : éthique.
Prendre en compte chaque situation particulière, s'attacher à identifier les valeurs qui s'affrontent, vérifier que les règles de bonne pratique, qui sont aussi des règles éthiques, ont été respectées, promouvoir la compréhension des arguments d'autrui, c'est la démarche de ce que l'on appelle l'éthique clinique.
Elle tient ses origines de l'éthique médicale, mais se renouvelle en ces temps de refondation voulue par la loi de la relation médecin-malade. Il est vrai qu'elle a notamment pour ambition d'inciter à ce que la décision médicale prenne davantage en compte la volonté de la personne concernée.
Si notre thèse était hier traditionnellement celle qui souvent l'emportait, il se pourrait bien que le sens de l'histoire et de la démocratie sanitaire fasse que demain soit plus favorable à notre antithèse.
Jean-Luc Chagnon est médecin, chef du du service de réanimation de l'hôpital de valenciennes ; Véronique Fournier est médecin et dirige le Centre d'éthique clinique de l'hôpital Cochin (Paris).