(Source: Courriel de Michel Marjollet)
Mis en ligne le 3 mars 2003
ANDRÉ LIENHART - RESPONSABLE DU GROUPE
CONTENTIEUX DE LA SFAR
7 septembre 2002
Les médias ont récemment fait état du jugement d'un tribunal administratif en matière de transfusion sanguine chez un Témoin de Jéhovah, sans mentionner la jurisprudence récente du Conseil d'Etat en la matière. La SFAR diffuse donc en urgence un texte destiné aux pages "formation-information" des Annales Françaises d'Anesthésie et de Réanimation, de façon à éclairer le débat.
Le dilemme posé par deux obligations parfois contradictoires, le respect de la vie et celui du refus de soins, a déjà été soulevé dans ces colonnes à l'occasion de deux jugements rendus le 9 juin 1998 par la Cour administrative d'appel (CAA) de Paris, concernant des témoins de Jéhovah [1]. Depuis, le Conseil d'État a rendu plusieurs décisions. Elles ne modifient pas l'argumentaire et les conclusions de cet article, mais méritent d'être connues, d'autant que, depuis la loi du 4 mars 2002 [2], la demande a évolué de l'indemnisation pour préjudice moral vers l'injonction administrative pour atteinte aux libertés individuelles.
L'échec de la demande d'indemnisation pour dommage
Les
décisions de la CAA de Paris analysées dans le précédent
article portaient sur deux affaires. L'une, qui concernait une transfusion per-opératoire,
était définitive en l'absence de recours au Conseil d'État.
L'autre, qui concernait un syndrome de Goodpasture traité en réanimation
médicale, a fait l'objet d'un tel recours. Le patient, hospitalisé
en CHU pour hémodialyse et assistance respiratoire, avait déclaré
par écrit que, en tant que témoin de Jéhovah, il refusait
que lui soient administrés des produits sanguins, même dans l'hypothèse
où ce traitement constituerait le seul moyen de lui sauver la vie. Il a
cependant été transfusé du fait de la gravité de l'anémie,
ce qui n'a pas permis d'éviter son décès. Sa veuve a alors
demandé réparation de son préjudice moral et, en appel, la
CAA de Paris a refusé de faire droit à sa demande.
Cet
arrêt, disant que « l'obligation faite au médecin de respecter
la volonté du malade [...] trouve [...] sa limite dans l'obligation qu'a
le médecin, conformément à la finalité de son activité,
de protéger la santé c'est-à-dire en dernier ressort la vie
elle-même », a été annulé par le Conseil d'État
le 12 octobre 2001 [3]. Celui-ci estime en effet que la CAA a commis une erreur
de droit en ce qu' « elle a entendu faire prévaloir de façon
générale l'obligation pour le médecin de sauver la vie sur
celle de la volonté du malade ».
Cependant, le Conseil
d'État, comme il en a le pouvoir contrairement à la Cour de cassation,
a également statué au fond, et a rejeté lui aussi la demande
de la veuve. Il a en effet estimé que le malade était dans une situation
extrême et que les médecins avaient choisi, dans le seul but de le
sauver, d'accomplir un acte indispensable à sa survie et proportionné
à son état, ce qui ne constitue pas une faute de nature à
engager la responsabilité de l'hôpital, d'autant qu'il considérait
que les transfusions sanguines administrées ne sauraient constituer un
traitement inhumain ou dégradant, ni une privation du droit à la
liberté au sens des dispositions des articles 3 et 5 de la convention européenne
de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales [4].
La veuve a saisi la cour européenne de justice, qui pourrait donc être
la prochaine étape.
Les nouveaux droits des malades
La
décision du Conseil d'État aurait pu clore le débat en France
durant quelques temps mais, comme elle remonte à octobre 2001, une discussion
s'est ouverte sur les conséquences en la matière de la loi du 4
mars 2002 relative au droit des malades [2]. Il est évident que le Conseil
d'État connaissait le contenu de la future loi au moment de sa décision.
Il apparaît également que la question du refus de soin n'est pas
nouvelle. L'article 36 du Décret n°95-1000 du 6 septembre 1995 portant
code de déontologie médicale était ainsi rédigé
:
« Le consentement de la personne examinée ou soignée
doit être recherché dans tous les cas.
Lorsque le malade, en état
d'exprimer sa volonté, refuse les investigations ou le traitement proposés,
le médecin doit respecter ce refus après avoir informé le
malade de ses conséquences. Si le malade est hors d'état d'exprimer
sa volonté, le médecin ne peut intervenir sans que ses proches aient
été prévenus et informés, sauf urgence ou impossibilité.
»
La loi du 4 mars 2002 dispose :
« Art. L. 1111-4. -
Toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des
informations et des préconisations qu'il lui fournit, les décisions
concernant sa santé.
« Le médecin doit respecter la volonté
de la personne après l'avoir informée des conséquences de
ses choix. Si la volonté de la personne de refuser ou d'interrompre un
traitement met sa vie en danger, le médecin doit tout mettre en oeuvre
pour la convaincre d'accepter les soins indispensables.
« Aucun acte
médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le
consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement
peut être retiré à tout moment.
« Lorsque la personne
est hors d'état d'exprimer sa volonté, aucune intervention ou investigation
ne peut être réalisée, sauf urgence ou impossibilité,
sans que la personne de confiance prévue à l'article L. 1111-6,
ou la famille, ou à défaut, un de ses proches ait été
consulté. »
Si le contenu n'est pas fondamentalement différent,
le fait qu'il passe du cadre réglementaire (un décret) à
celui d'une loi est important d'un point de vue juridique, car ceci en fait un
droit de la personne. En cas de contestation, sont ainsi offertes d'autres possibilités
d'action que la seule responsabilité pour dommage, précédemment
utilisée, et sans succès. Ce droit de la personne a été
invoqué dans une affaire récente, portée devant les juridictions
administratives et finalement le Conseil d'État.
L'échec de l'injonction administrative pour sauvegarde d'une liberté fondamentale
Une
jeune patiente, majeure et capable, a subi dans un CHU une intervention de chirurgie
orthopédique dans les suites d'un traumatisme. Témoin de Jéhovah,
elle refusait l'administration de tout produit sanguin, hormis l'utilisation d'une
autotransfusion peropératoire du sang récupéré et
filtré. Le saignement postopératoire s'est accompagné d'une
anémie profonde malgré l'administration régulière
de fer par voie intraveineuse, d'érythropoïétine recombinante
humaine et l'arrêt de tout médicament pouvant altérer l'hémostase.
Le 5 août 2002, alors que son taux d'hémoglobine était à
3,8 g/dl (vérifié à 3,7 sur l'autre bras), elle était
tachycarde, hypotendue, polypnéique et en sueurs, mais maintenait son refus.
Après avis de son chef de service, l'anesthésiste-réanimateur
de garde a décidé de transfuser la patiente de deux concentrés
globulaires, alors qu'elle était encore consciente. Avant la transfusion,
l'administrateur de garde en a été prévenu, puis le procureur
de la République. Ce dernier a rappelé les textes relatifs aux libertés
individuelles et à la non-assistance à personne en péril,
sans souhaiter interférer avec la décision médicale. Après
obtention d'un taux d'hémoglobine à 6,2 g/dl et amélioration
clinique, il n'y a pas eu d'autre transfusion. La patiente et son entourage, prévenus
de la transfusion, ont aussitôt déclenché une action en justice.
Avec
l'aide de sa sur, « personne de confiance » au sens de la loi
du 4 mars 2002 [2], la patiente a demandé le 7 août 2002 en référé
au tribunal administratif « d'enjoindre au centre hospitalier universitaire
[
] de ne procéder en aucun cas à l'administration forcée
de transfusion sanguine sur la personne de Mme [
] contre son gré
et à son insu. » L'argument était qu'il s'agirait d'une atteinte
grave et manifestement illégale à l'exercice des libertés
fondamentales et notamment du principe de consentement aux soins et de la liberté
de conscience et de religion. L'article L.521-2 du code de justice administrative
[5] dispose en effet que « Saisi d'une demande en ce sens justifiée
par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures
nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à
laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé
chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice
d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le
juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit
heures. » L'illégalité alléguée en la circonstance
était le non-respect des dispositions de la loi du 4 mars 2002 [2]. Le
jugement du tribunal administratif a été rendu le 9 août 2002
; il ordonne : « il est enjoint au centre hospitalier universitaire [
]
de s'abstenir de procéder à des transfusions sanguines sur la personne
de Mme [
]. Cette injonction cessera de s'appliquer si Mme [
] venait
à se trouver dans une situation extrême mettant en jeu un pronostic
vital. » La patiente et son entourage ont aussitôt présenté
une requête au juge des référés du Conseil d'État.
Celui-ci a réformé la décision par une ordonnance en date du 16 août 2002, qui précise : « Avant de recourir, le cas échéant, à une transfusion dans les conditions indiquées [situation extrême mettant en jeu un pronostic vital], il incombe aux médecins du centre hospitalier universitaire [ ] d'une part d'avoir tout mis en uvre pour convaincre la patiente d'accepter les soins indispensables, d'autre part de s'assurer qu'un tel acte soit proportionné et indispensable à la survie de l'intéressée. » L'argument pour maintenir cette possibilité d'exception en cas d'urgence vitale est que « le droit pour le patient majeur de donner, lorsqu'il se trouve en état de l'exprimer, son consentement à un traitement médical revêt le caractère d'une liberté fondamentale ; [ ] toutefois, les médecins ne portent pas à cette liberté fondamentale, telle qu'elle est protégée par l'article 16-3 du code civil et par celles de l'article L. 1111-4 du code de la santé publique, une atteinte grave et manifestement illégale lorsqu'après avoir tout mis en uvre pour convaincre un patient d'accepter les soins indispensables, ils accomplissent, dans le but de tenter de le sauver, un acte indispensable à sa survie et proportionné à son état [ ] ».
Conclusion
Le cas jugé en octobre
2001 l'avait été avec toute les précautions et la lenteur
d'une procédure « au fond » en vue d'indemnisation (près
de onze ans entre la transfusion et la décision du Conseil d'État),
alors que celui d'août 2002 a été jugé avec toute la
rapidité, l'urgence même, d'une procédure en « référé-liberté
» (onze jours entre la transfusion et la décision finale). De ce
point de vue, il n'est jamais inutile de rappeler que le choix du type de procédure
revient à la personne qui s'estime victime [6]. Quoiqu'il en soit, le Conseil
d'État montre une grande constance sur le sujet. D'une part, face à
la contradiction entre les deux devoirs (le respect de la vie et celui du refus
de soins), il insiste sur l'impossibilité de faire prévaloir de
principe l'un sur l'autre. Il serait donc erroné de voir dans ces décisions
la marque d'une préférence envers l'attitude médicale la
plus classique. D'autre part, il précise les conditions dans lesquelles
le choix du médecin d'avoir privilégié son devoir de sauver
la vie n'est pas fautif : tout a été mis en uvre pour éviter
la transfusion ; tout a été fait pour tenter de convaincre le malade
d'accepter le soin ; il n'existe pas d'alternative thérapeutique ; le traitement
est proportionné à l'état du patient. Les limites sont donc
bien précisées.
Encore faut-il faire valoir ses arguments devant le tribunal. Ainsi, à propos d'une accouchée qui avait été transfusée en réanimation, le tribunal administratif de Lille a ordonné le 25 août 2002 l'injonction de ne pas procéder à des transfusions contre la volonté de la patiente (après qu'elle fut guérie), car il ne disposait d'aucun élément tendant à montrer qu'il existait un danger immédiat pour sa vie : l'hôpital de Valenciennes n'était apparemment pas représenté à l'audience, contrairement aux témoins de Jéhovah. La leçon est donc claire : la procédure ne doit pas être négligée.
Enfin, il est à noter que la seule jurisprudence disponible est administrative, aucune affaire de ce type n'ayant été traitée au niveau des instances suprêmes en matière civile ou pénale (les différentes chambres de la Cour de cassation). En matière pénale, il convient de rappeler que l'article 223-6 du code pénal ne prévoit pas d'exception, fût-elle médicale : « Sera puni [de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende] quiconque s'abstient volontairement de porter à une personne en péril l'assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours ».
Ces lignes ne sauraient donc préconiser
de principe une attitude générale plutôt qu'une autre, chaque
cas devant être examiné individuellement. Elles visent à améliorer
la compréhension des arguments juridiques utilisés dans de tels
cas, avec leurs conclusions. En effet, quelle que soit la décision prise,
elle peut devoir être justifiée devant un tribunal, auquel il faut
faire parvenir ses arguments en temps utile.
Références
Pour visualiser les articles de codes cités en lien dans le texte, sélectionnez le code concerné dans la page "Codes" de Legifrance, puis entrez le numéro de l'article cité.
1. Lienhart A. Refus de soins et urgence vitale : un conflit entre la finalité de l'exercice médical et l'obligation de respecter la volonté de la personne. Ann Fr Anesth Réanim, 2000, 19, fi42-4
2. Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé (1) NOR : MESX0100092L
3. Le Conseil d'État statuant au contentieux, sur le rapport de la 5ème sous-section - n° 198546 - Séance du 12 octobre 2001, lecture du 26 octobre 2001
4. Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales.
5. Code de justice administrative (partie législative). Article L.521-2
6. L'anesthésiste-réanimateur et la justice : éléments de compréhension et conseils de la SFAR.