Après Bhagwan

Par James S. Gordon
 
(source : BULLES du 2ème trimestre 1989)

Psychiatre à Washington, James S. Gordon est /auteur d'un ouvrage intitulé « The Golden Gurn, the strange Journey of Bhagwan Shree Rajneesh ». Dans cet article paru dans The Washington Post du 18 octobre 1987, il raconte et analyse la fascination qu'a pu exercer ce gourou, avide de pouvoir, sur tant de disciples.


Au cours de ces dernières années, j'ai exploré les enseignements et les pratiques du Bhagwan Shree Rajneesh, un maître hindou charismatique qui initia à sa religion des dizaines de milliers de disciples, tant intellectuels occidentaux qu'Hindous comme lui.

Connu en Amérique comme le « Gourou aux Rolls-Royces », Rajneesh transforma 64.000 âcres de désert de l'orégon en oasis communautaire et prit possession de la petite ville voisine d'Antelope avant d'être expulsé des États-Unis pour fraudes en matière d'immigration.

Au début, j'avais ressenti une grande admiration pour la technique de méditation cathartique de Rajneesh et pour ses écrits. Plus tard, je fus profondément troublé et désillusionné par le tour autoritaire que le mouvement prit progressivement. Actuellement, j'éprouve des sentiments mélangés à l'égard de ce personnage, pourvu de qualités éminentes en matière d'art, d'enseignement et de synthèse. J'ai été étudiant et observateur, mais non disciple.

Toutefois, mes sentiments concernant Rajneesh reflètent bien les sentiments d'un grand nombre de ceux qui furent ses disciples ou « sannyasins ». L'une de ces « sannyasines » était Anna Forbes, charmante jeune femme de 32 ans, intelligente, énergique, spécialiste en économie, qui avait été disciple de Rajneesh pendant plusieurs années lorsque je fis sa connaissance il y a trois ans. Elle avait été en Inde coordinatrice de la sécurité de l'Ashram, éditrice de ses livres, puis avait été administrateur de la communauté d'Oregon. Mais par la suite, elle fut amenée à témoigner en justice contre Rajneesh et son assistante, Ma Anand Scheela.

Anna Forbes m'avait fait part de la désillusion que lui avait causée la soif de pouvoir et de richesse de Rajneesh, et du fait qu'elle avait dû consentir, comme des centaines d'autres jeunes femmes, à une intervention pour stérilisation. Elle avait dénoncé aux autorités les mariages illégaux, les fraudes financières, les extorsions de fonds au préjudice des disciples et les pressions inadmissibles sur des personnes du voisinage en Oregon. Elle me dit qu'elle avait révélé aux autorités les malversations qui avaient eu lieu dans la communauté parce qu'elle avait un profond ressentiment contre cet homme pour qui elle avait sacrifié des années de sa vie, avec l'espoir d'une vie méditative et dans l'amour, au sein d'une communauté multinationale.

Elle avait cru que le Bhagwan - c'est-à-dire celui qui a été béni - était un Maître comparable à Jésus ou à Bouddha, et se sentait véritablement trahie. Lorsque je pus la rencontrer plus récemment, ses sentiments étaient plus compliqués. Cet homme avait un « satori » : un don, et avait éprouvé des expériences mystiques. Elle sentait qu'il avait su rendre ses disciples capables d'apprendre à se connaître. Certains, me dit-elle, avaient été physiquement guéris, et plusieurs avaient eu « des expériences spirituelles ». Mais, a-t-elle poursuivi, avec plus de tristesse que de colère, il lui a manqué la force spirituelle de Jésus ou d'autres grands inspirés : il avait soif de pouvoir, et c'est ainsi que de « Maître » il devint un « Maître escroc ».

Au milieu des années 70, quand j'entendis parler pour la première fois du Bhagwan Shree Rajneesh, j'étais en qualité de psychiatre et de chercheur à l'Institut National de Santé Mentale. Je venais d'entreprendre une étude sur les « sectes », et dans un souci d'objectivité préférais les dénommer « religions ». Je fréquentais les leaders et les disciples de plusieurs douzaines de ces groupes dont il existe des milliers, étudiant leurs rituels, leurs dogmes et leurs règles de méditation, partageant leurs nourritures, leur logement, et posant des questions sur leurs expériences et leurs motivations.

J'étais amené à découvrir des analogies significatives entre des groupes extérieurement très différents. La plupart de ceux qui rejoignaient ces nouvelles religions étaient à la recherche de l'expérience transcendante qu'ils n'avaient pas trouvé dans la foi au sein de laquelle ils avaient été élevés ; à la recherche de l'ambiance rassurante d'une communauté apportant amour et cohérence, sous l'autorité d'un Maître avisé et sûr, et vers un idéal qui donnerait un sens à leur vie.

En contre-partie, il y avait des différences significatives entre les groupes. Beaucoup, comme Haré Krishna et l'Église de l'Unification, menaient l'accent sur un retour à la tradition et à l'autorité, et s'adressaient principalement aux jeunes, en fin d'adolescence ou au début de leur vingtième année, lors du processus de séparation d'avec la famille. D'autres groupes, comme les Bouddhistes tibétains, les Soufis et les fidèles de Rajneesh, étaient plus attractifs pour des personnes plus âgées et plus instruites, par la promesse de paix intérieure et de sérénité grâce à la méditation.

De tous les leaders, Rajneesh était celui qui m'intéressait le plus. A l'inverse de la plupart des gourous orientaux apparus entre 1970 et 1980, Rajneesh était un homme absolument moderne - aussi à l'aise avec Marx, Engels et la psychologie humaniste qu'avec les traditions mystiques de l'Orient. De fait, il recourait pour son enseignement aussi bien à Marx et Maslow, à Platon et Heidegger, qu'à Freud, Beckett et Lenny Bruce, à des plaisanteries de play-boy qu'aux maximes du Zen ou des Soufis, pour faire de brillantes critiques de l'orthodoxie politique, religieuse, psychologique ou sexologique. Au cours des conférences quotidiennes qu'il faisait à Bombay, puis à Poona, où il établit un Ashram en 1974, il présentait Bouddha et Jésus, ainsi que le Baal Shem Tov de la légende Hassidique, ou Krishna, comme des psychologues résolument modernes. Tous ces Maîtres, disait-il, avaient été en rébellion contre le conformisme social et religieux de leur époque. Tous avaient, selon son enseignement, le même message fondamental : « Rentrez en vous-même. Le Royaume est en vous. Célébrez la divinité intérieure de votre propre vie ».

Toutefois, bien qu'appréciant l'homme, ses techniques de méditation et ses enseignements, je ne devins jamais son disciple. Et quand je visitai son Ashram à Poona et que je perçus son amour du pouvoir, je me sentis profondément troublé par l'autoritarisme sous-jacent à la surface paisible de la communauté.

D'autres gens, tout aussi intelligents et instruits, aussi idéalistes et désireux de connaissance intérieure que moi, le rejoignaient. Sa conception de l'homme nouveau, aussi méditatif que Bouddha et aussi joyeux que Zorba le Grec - « Zorba le Bouddha » comme l'appelait Rajneesh - leur apparaissait idéale. Son Ashram de Poona, avec son mélange de psychothérapie et de méditation, d'autorité mystique, alliant amour libre anarchique et durs travaux leur semblait l'ultime étape, et au-delà du communisme des années 60, la nouvelle Utopie. Pour eux, devenir des « sannyasins » de Rajneesh, suivre sa loi en toutes choses, vivre en sa présence leur paraissait la voie la plus sûre pour s'assumer en tant que personne.

Anna Forbes, qui découvrit Rajneesh peu de temps après moi était le type même de ces personnes intelligentes et aventureuses qui le rejoignaient. Au milieu des années 70, Anna Forbes était une pacifiste active, une historienne et une féministe. Elle avait enseigné l'histoire de la femme, et avait été vice-présidente du Conseil de son Université NOW. Mariée puis divorcée, c'est au Mexique où elle enseignait l'Anglais, qu'elle entendit parler pour la première fois du Bhagwan Shree Rajneesh.

Anna Forbes raconte qu'elle ressentit le besoin d'effectuer en elle-même un voyage pour définitivement balayer craintes et égoïsme, et les manières mesquines et anxiogènes qu'elle ressentait dans ses rapports avec ses amis, sa famille, et qui s'étendaient à ses buts politiques et à ses expériences sexuelles. Et, dit-elle, comme des dizaines de milliers d'autres qui voulaient partir pour l'Inde, elle avait senti dés sa première lecture des livres de Rajneesh qu'il pourrait être justement le guide qu'elle espérait.

Quand Anna Forbes arriva à Poona, il lui parut, comme à tant d'autres pèlerins qu'enfin elle avait rejoint « la Maison ». Elle revêtit immédiatement la robe orange, porta le médaillon avec l'image de Rajneesh et prit le nom religieux  qu'il lui imposa : Ma Anand Nandan. Nandan dit qu'elle ressentit pour Rajneesh un amour plus riche et plus varié que tout ce qu'elle avait pu éprouver auparavant. La présence de Rajneesh, tantôt hypnotisante, tantôt provocante, lui paraissait un catalyseur pour le développement de sa personnalité, un aiguillon pour sa vigilance, et une source de force et de confiance.

A l'Ashram, elle rencontra des milliers de docteurs, de juristes, d'universitaires, d'artistes et de personnes du monde des affaires, tous volontaires pour abandonner leur foyer et leur carrière - et pour beaucoup d'entre eux s'adonner à d'humbles travaux - de manière à pouvoir vivre au contact de leur Maître.
 
Quoique la vie auprès du Maître, dans un cercle d'amitié et d'amour lui ait paru idyllique, elle éprouva des périodes de malaise et de doute. Lorsque l'un des gardes lui apprit que Rajneesh avait battu à coup de poing et de pied Ma Yoga Vvek, sa gouvernante et amie, Nandan fut horrifiée. Des années plus tard, elle se rappela, non sans embarras, qu'elle avait refoulé ce sentiment instinctif de répulsion à la nouvelle de cette brutalité, et très vite rationalisé cet événement comme « une technique du Maître pour l'instruction de son disciple ». « De même, les lamas tibétains soumettent-ils parfois leurs élèves les plus chers à d'horribles épreuves », se dit-elle.

Comme des milliers d'autres, qui le révéraient comme leur guide spirituel, Ma Nandan en était venue à regarder le Bhagwan comme omniscient, même quand il croyait qu'une limitation absolue des naissances pendant 20 ans était l'unique solution à la surpopulation mondiale.

Rajneesh conseillait instamment à ses disciples d'accepter la stérilisation. Elle s'y résolut. J'ai encaissé tout cela en bloc, me dit-elle avec tristesse des années plus tard. Si l'on était une bonne « sannyasine », il le fallait.

En 1981, quand le gouvernement indien eut mis fin à la tentative de Rajneesh de promouvoir une grande communauté rurale où des hommes et des femmes naturistes pourraient vivre en harmonie avec la nature, il quitta Poona, accompagné de la majorité de ses disciples occidentaux, dont Nanda.

Au Ranch Rajneesh, leur propriété de 5.750.000 dollars, s'étendant sur 64.000 âcres dans le centre de l'orégon, Nandan travailla comme administrateur sous la nouvelle Secrétaire personnelle de Rajneesh, Ma Anand Sheela. Mais, me dit-elle, elle devint de plus en plus troublée par le système de collecte de fonds du Ranch, la surveillance et la censure des communications ; l'arrogance dont Sheela et consorts faisaient preuve à l'égard de leurs voisins de l'Orégon ; par les méthodes qu'ils étaient résolus à mettre en oeuvre pour perpétuer et agrandir leur communauté.

Elle se sentait troublée aussi par le comportement de Rajneesh qui en était alors au milieu de sa période de trois ans et demi de silence public. Elle avait entendu dire qu'il prenait de fortes doses de Valium (pour sa dorsalgie, selon lui) et de trinitrine, et observa avec consternation qu'il avait l'allure d'un drogué lorsqu'il passai devant ses disciples au volant de sa Rolls Royce. Qu'était-ce qu'un directeur spirituel qui avait besoin de drogues comme soutien journalier ?

Finalement, en 1984, après que sa « meilleure amie » l'ait laissé tomber pour avoir osé critiquer Rajneesh et Sheela, Nandan quitta le Ranch, désillusionnée et désorientée. « Il nous disait d'être en rébellion spirituelle, d'être des gens à la recherche de leur propre vérité, et quand nous l'étions, nous en étions punis. »

Après le départ de Nanda, la tromperie, l'arrogance et la suspicion s'amplifièrent jusqu'à la paranoïa et à l'illégalité flagrante. Sheela organisa le plus vaste système d'écoutes clandestines privées de l'histoire des États-Unis. Elle fit des plans d'une stratégie délirante en vue de gagner les élections du comté, ce qui comportait l'importation de 3.700 électeurs venus de diverses cités américaines, l'intoxication de 700 électeurs de la ville voisine de Dalles et finalement une « hit list », liste de gens à abattre dont l'attorney de l'Oregon et l'attorney fédéral, fut, selon des témoignages recueillis sous serment, élaborée par elle.

Les « sannyasins » qui réprouvaient ces tactiques, le secret, les contrôles et les armes (dont des douzaines d'engins semi-automatiques) étaient humiliés, renvoyés, menacés, et dans certains cas, neutralisés par le poison. Les disciples restants, des gens qui avaient été fiers de leur individualisme et de leur courage se serraient les uns aux autres, effrayés et misérables, pour la survie de leur communauté. Le camp de méditation était devenu un camp de concentration.

En septembre 1985, sous l'accusation portée par Rajneesh d'avoir soustrait des dizaines de millions de dollars, Sheela s'enfuit du Ranch pour l'Europe. Rajneesh lui-même fut appréhendé en essayant de quitter le pays. En quelques semaines, les milliers de « sannyasins » qui avaient abandonné leurs maisons, leurs carrières et leurs économies désertèrent leur paradis de l'Orégon. Sheela plaida coupable pour toute une série d'accusations parmi lesquelles des tentatives de meurtre, des écoutes électroniques clandestines, des fraudes en matière d'immigration et l'organisation d'une épidémie d'intoxication alimentaire. Elle fut condamnée à 69 ans de prison.

Pendant les deux années consécutives à la fermeture du Ranch, un grand nombre de sannyasins ont vécu une pénible période de ré-adaptation, à un monde que beaucoup d'entre eux pensaient avoir quitté pour toujours. Plusieurs croyants sincères ont choisi d'ignorer la monstrueuse arrogance dont Rajneesh, ses lieutenants et eux-mêmes ont pu faire preuve. Quelques-uns ont même excusé les illégalités et les excès comme étant le résultat d'erreurs de disciples ignorants comme Sheela, ou eux-mêmes. D'autres, plus irréalistes encore les ont considéré comme des épreuves, telles que les « koans » du Zen, que Rajneesh avait créé pour leur édification. C'était « un formidable programme d'immunisation » me dit, et cela sans aucune ironie, il y a quelque temps, un sannyasin titulaire d'un diplôme PhD de Yale. « Nous étions exposés à certains virus : l'autoritarisme, le fascisme, et maintenant nous avons développé des anti-corps ».

Pour Nandan - redevenue Anna Forbes - et bien d'autres, qui ne considèrent plus désormais Rajneesh comme leur Maître, la réadaptation a été plus profonde, plus compliquée et plus bouleversante. Eux aussi font leur deuil de la mort de leur communauté utopique, alors qu'elle semblait naître, des instants idylliques qu'ils avaient vécu en Inde et dans les premiers jours du Ranch. Ils ressentent comme une trahison les stérilisations et les empoisonnements, ainsi que l'insensibilité du Maître et son indifférence tant à l'égard de ses disciples que des voisins de l'Oregon. Ils ont honte de leur complicité involontaire dans ces actions. Et pourtant, ils gardent un immense sens de gratitude pour la personne de Rajneesh et pour les expériences vécues quand ils étaient avec lui.

De fait, il m'a semblé, au cours de conversations que j'ai eues avec eux lors de ces derniers mois, que la désillusion quant à leur Maître les aide à acquérir la vigilance et l'acceptation intérieure auxquelles Rajneesh, avant d'être intoxiqué par sa puissance - et les drogues - les avait conviés. « Il m'avait permis d'être en colère, et pourtant totalement investie dans mon travail », me dit Anna Forbes lors d'un entretien il y a quelques mois, « d'expérimenter et de m'absorber intensément dans la méditation. C'était un catalyseur. Il conduisait des gens dans un cadre merveilleux. Nous le créditions directement de nos expériences, mais en fait elles étaient nôtres. Je suis reconnaissante de ces expériences, même si elles m'ont révélé le côté le plus sombre des choses. Je suis devenue adulte, je suis moins mystifiable. Et je reste toujours passionnée de recherche ».

 

 
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