Si le budget de 1994 du Vatican a pu être bouclé, cela est dû, en partie, à une gestion plus rationnelle et plus rigoureuse (grâce à la commission cardinalice nommée par le pape pour s'occuper des finances) (1), mais aussi aux ventes mondiales du Catéchisme universel (2) . Flairant un nouveau best-seller, l'Opus Dei, par l'entremise de son principal agent au Saint-Siège, M. Joaquin Navarro Valls, eut l'idée d'organiser un entretien avec le pape, d'abord à la télévision pour coïncider avec son voyage aux Etats-Unis, puis sous forme de livre, intitulé Entrez dans l'espérance. Le journaliste conservateur choisi pour conduire l'entretien, Vittorio Messori, avait, comme par hasard, publié un livre favorable à l'Opus Dei... Il est aussi l'auteur d'un Jésus qui a battu des records de ventes. Voyant qu'il était impossible de ramener l'entretien télévisé à une heure - peut-on couper la parole pontificale ? - on a abandonné la télévision pour le livre. L'éditeur Leonardo Mondadori, proche de l'Opus Dei et directeur d'une maison d'édition contrôlée par M. Silvio Berlusconi, a lancé une vaste opération de mercatique, sans précédent pour un livre officiel de l'Eglise. Plus de trente pays annoncent une traduction, dont la Chine, la Russie, la Lituanie et la Croatie. Une édition en hébreu est même prévue. Pas question de céder les droits de traduction à de modestes maisons d'édition catholiques en difficulté : il fallait faire monter les enchères et choisir les plus offrants au nom de l'efficacité capitaliste.
C'est ainsi qu'en Allemagne les éditions Hoffmann und Campe ont décroché le contrat (malgré leur réputation sulfureuse d'éditeur des écrits très critiques de la théologienne contestataire Uta Ranke-Heinemann) pour 1,5 million de marks ; aux Etats-Unis, Random House a versé 9 millions de dollars ; au Royaume-Uni, c'est la maison non catholique Jonathan Cape qui l'a publié ; et, en Espagne, un éditeur " profane " a déboursé 180 millions de pesetas. En France, le tandem Plon-Mame (qui avait déjà publié le Catéchisme) a remporté la palme (3).
Mondadori, à qui le Vatican a concédé l'exclusivité mondiale des droits, va empocher 20 % des profits, 10 % revenant au pape et 1 % au journaliste Messori. Mondadori a déjà vendu près d'un million d'exemplaires en Italie et a versé 13 millions de dollars au Vatican. Selon M. Navarro Valls, " le pape utilisera l'argent pour ses oeuvres personnelles, car ni le denier de Saint-Pierre ni les revenus de ses livres n'entrent dans le budget ordinaire du Vatican ".
Plus choquant encore que cette campagne fut le battage médiatique et mondain qui accompagna le lancement du livre. Le 19 octobre à Milan, un show télévisé, diffusé en direct, réunit le gratin de la société italienne la plus conservatrice, autour du cardinal Josef Ratzinger, président de la Congrégation pour la doctrine de la foi, Mme Irene Pivetti, la très intégriste présidente de la Chambre des députés, Mme Veronica Berlusconi, épouse du président du conseil, et M. Joaquin Navarro Valls.
Des extraits du livre furent lus par un acteur, le cardinal Ratzinger fit un discours et on recueillit les impressions - à chaud et en duplex - de MM. Itzhak Rabin, Abdou Diouf, président du Sénégal et... Edouard Balladur. Ensuite, Mme Pivetti dit tout le bien qu'elle pensait d'un livre " si proche des catholiques qui récitent encore le chapelet ".
Il n'est pas sûr que de tels catholiques comprennent grand-chose à ce livre de méditations philosophiques. Dans un article paru dans le Washington Post, sous le titre " Le pape rabaisse sa charge ", Colman McCarthy (un ancien prêtre) le contenu du livre (" des pensées disparates, souvent banales ") et conclut que " la papauté se déprécie par une telle opération de gros sous ".
M. Joaquin Navarro Valls se défend d'avoir " vendu le pape comme une lessive ". Au contraire, dit-il, " cela entre dans la nouvelle méthode pastorale du Saint Père ". Méthode qui ressemble étrangement à la stratégie habituelle de l'Opus Dei. Moyens massifs de communication moderne, efficacité et rentabilité en sont les maîtres mots. La " Sainte Mafia ", comme on appelle l'OEuvre de Mgr José-Maria Escriva de Balaguer, récemment canonisé par Jean-Paul II, est sortie de l'ombre pour profiter de sa nouvelle respectabilité. Elle multiplie les fondations (universités, écoles, centres de formation spirituelle), les opérations de relations publiques en faveur du pape et les... ordinations sacerdotales.
M. NAVARRO VALLS a transformé la salle de presse du Vatican, naguère archaïque et poussiéreuse mais sympathique, en véritable centre de propagande pontificale, efficace mais glacial. Les journalistes sont isolés dans des " cellules " et chacun doit passer par le directeur. " C'est un technocrate ecclésiastique, typique de l'Opus Dei, note un vaticanologue romain. J'évite la salle de presse, qui a perdu toute convivialité. " Il est vrai qu'il est plus facile de rencontrer un cardinal ou un ambassadeur que M. Navarro Valls depuis qu'il navigue dans les hautes sphères. 40 % à 70 % des nouvelles diffusées sur l'Eglise concernent en fait le Vatican depuis l'arrivée de M. Navarro Valls, qui a créé un nouveau service de presse, le Vatican Information Service (VIS), en anglais et espagnol, qui distille l'essentiel des bulletins quotidiens à ses abonnés (pour la plupart évêques et nonces).
Comment expliquer l'emprise de l'Opus Dei, cette organisation tentaculaire, sur Jean-Paul II ? Cette forme de spiritualité - basée sur l'obéissance absolue au magistère romain, le sacrifice personnel, la volonté de puissance et, surtout, l'efficacité quant aux " résultats " (vocations, militance, influence, moyens matériels) - ne peut que lui plaire. Son admiration croissante pour l'OEuvre est allée de pair avec sa déception à l'égard des jésuites. Il aurait même déclaré : " L'Opus Dei est à notre temps ce que la Société de Jésus fut au dix-septième siècle. "
Sa décision - très critiquée - de doter l'Opus Dei d'un statut particulier (c'est une prélature personnelle, qui dépend directement du pape) peut aussi s'expliquer par sa volonté de contrôler le mouvement, en empêchant qu'il ne cède à des tentations sectaires, en devenant une Eglise dans l'Eglise. Le pape n'ignore pas les ambitions de l'Opus, notamment en matière de communication (4) . Lors d'un déjeuner de travail pour préparer l'encyclique Centesimus annus, célébrant le centenaire de Rerum novarum, un des hôtes du pape a fait remarquer que la notion de " développement " s'appliquait naguère à l'industrie, aujourd'hui à la banque et demain à la communication. " C'est la thèse de l'Opus Dei ! ", a répondu le pape avec un sourire.
(1) En dehors du denier de Saint-Pierre,
collecté dans toutes les églises du monde et consacré aux oeuvres charitables
du pape, les revenus du Saint-Siège proviennent de la gestion de son patrimoine
immobilier et d'une nouveauté : une aide structurelle des diocèses.
(2) Catéchisme de l'Eglise catholique,
Plon-Mame, Paris, 1992.
(3) Entrez dans l'espérance, Plon-Mame,
1994.
(4) Le projet de lancer un satellite
" catholique " de télévision, Lumen 2000, financé par des hommes d'affaires
affiliés au mouvement charismatique, intéresse l'Opus Dei au plus haut point
pour sa stratégie de diffusion planétaire de la pensée de Jean-Paul II... et
de ses propres thèses.
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