(Source : fr.soc.sectes)
Témoignage tiré du livre "Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée" (Edition Folio, n°1443)
NB : l'histoire - malheureusement vraie - se déroule en Allemagne, dans les années 1975-1978. Les 1500 marks demandés (premier extrait) sont a réévaluer avec un quart de siècle de décalage... Pages 216 et 217
" Enfin, un beau jour de mai 1977, ma pauvre cervelle finit par réaliser qu'il ne me reste que deux solutions ou l'overdose à bref délai, ou une désintoxication sérieuse. C'est à moi seule de décider. Je ne peux plus compter sur Detlev, et je ne veux surtout pas le rendre responsable de ma décision. Je vais à la cité Gropius. A la Maison du Milieu, ce centre de jeunes dirigé par un pasteur, là où ma carrière de toxico a commencé. Le club est fermé complètement débordés par le problème de l'héroïne, ils ont dû le remplacer par un centre antidrogue.
Un centre antidrogue rien que pour la cité Gropius, tellement l'héroïne fait des ravages depuis que la drogue a fait son apparition dans le coin, il y a deux ans. Ils me disent ce que je sais déjà, et de longue date ma seule chance, c'est une bonne thérapie. Ils me donnent les adresses d'Info-Drogue et de Synanon, parce que c'est encore eux qui réussissent le mieux. Je ne suis pas très rassurée. D'après ce qu'on raconte, ces thérapies sont vachement dures. Les premiers mois, c'est pire que la prison.
A Synanon, ils vous rasent la tête. C'est selon eux le symbole du début d'une vie nouvelle. Me balader avec un crâne à la Kojak, ça je n'y arriverai pas. Mes cheveux, c'est ce à quoi je tiens le plus. Derrière eux je dissimule mon visage. S'ils me les coupent, autant me supprimer tout de suite. La conseillère estime d'ailleurs que je n'ai guère de chances d'entrer à Info-Drogue ou à Synanon, parce qu'ils n'ont pas une place libre. Leurs conditions d'admission sont draconiennes il faut être en bon état physique et leur prouver, par une autodiscipline librement consentie, qu'on a la force de décrocher. La conseillère dit aussi qu'à mon âge -- à peine quinze ans, je suis encore presque une enfant -- j'aurai beaucoup de mal à faire ce qu'ils demandent. En fait, on n'a pas encore de thérapie pour les enfants.
Je propose d'aller à Narconon. Narconon, c'est le centre thérapeutique de l'Église scientologique, une secte. Je connais quelques fixers qui y sont allés, ils disent que c'est pas mal. Si on paie d'avance, il n'y a pas de conditions d'admission. On a le droit de se fringuer à sa guise, d'apporter ses disques, et on accepte même les animaux.
La conseillère me dit d'y réfléchir, de me demander pourquoi tant de fixers racontent que chez Narconon la thérapie est vachement relax, tout en continuant allégrement à se piquer. Elle, en tout cas, ne connaît aucun exemple de thérapie réussie chez Narconon. Mais alors que fàire, puisque je n'ai aucune chance d'être admise ailleurs? Elle me donne l'adresse de Narconon. De retour à la maison, je fais prendre encore un peu d'extrait de sang de boeuf à mon chat, toujours avec ma seringue. Quand ma mère rentre du bureau, je lui annonce "Je vais me désintoxiquer définitivement.Chez Narconon. Il faudra quelques mois, un an peut-être. Après, je serai clean pour de bon."
Ma mère a l'air de ne plus croire un mot de ce que je raconte. Elle ne s'en suspend pas moins au téléphone, à essayer de glaner des informations sur Narconon. Je suis lancée à fond dans cette histoire de thérapie. J'ai l'impression de renaître. Pas de clients cet après-midi-là, et je ne prends rien. Je veux me sevrer avant d'entrer à Narconon. Et voici à quoi ressemble la vie dans un centre narconon, très utile pour décrocher de l'héroïne ! Je range quelques affaires dans mon grand sac en osier. Je cache la seringue, la cuillère et le reste de came dans mon slip. Nous allons chez Narconon en taxi. On ne me pose aucune question. Ces gens-là prennent vraiment tout le monde. Ils ont même des rabatteurs qui se baladent sur la Scène de la drogue. Mais des questions, ils en posent à ma mère. Avant de m'admettre, ils veulent voir la couleur de son fric quinze cents marks, payables d'avance, pour le premier mois. Naturellement, ma mère n'a pas cette somme. Elle promet de la réunir dès le lendemain matin, elle va solliciter un prêt à sa banque -- il lui sera sûrement accordé. Elle les supplie de me garder. Ils y consentent. Je demande l'autorisation d'aller aux toilettes. On me la donne. Donc on ne vous fouille pas. Et on ne vous envoie pas, comme ailleurs, si on découvre que vous avez apporté vos ustensiles de fixer. Je me fais un shoot en vitesse. A mon retour, ils voient bien que je suis défoncée mais ne font aucune remarque. Je leur remets la seringue et le reste. Le type a l'air étonné, et me félicite. On m'emmène dans la Chambre Poulet froid. On est trois là-dedans. L'un des deux autres se tire dès le lendemain matin. Un beau bénéfice pour Narconon.
On me donne des livres sur la doctrine de l'Église scientologique. Marrante, cette secte. Leurs histoires, on peut y croire ou non. Moi, j'ai besoin de croire en quelque chose. Au bout de deux jours, on me permet de quitter la Chambre Poulet froid. Je vais partager une chambre avec Christa. Une vraie cinglée. On l'a privée de thérapie parce qu'elle ne cesse de se moquer des thérapies et des thérapeutes. Elle fouille les plinthes de notre chambre, en disant que quelqu'un y a peut-être caché de la came. Elle m'emmène au grenier « Il suffirait d'installer quelques matelas, on pourrait y faire une de ces javas, avec du vin, du haschisch et tout. »
Elle m'a déprimée, cette femme. Moi j'étais venue à Narconon pour m'en sortir, pour me désintoxiquer, et elle ne cesse de parler de la drogue et de traîner Narconon dans la boue. Le deuxième jour, coup de téléphone de ma mère. Elle m'annonce que le chat est mort. Après seulement, elle me souhaite bon anniversaire. Tout ça lui tape sur le système, à elle aussi. Je passe le reste de la matinée à chialer sur mon lit. Quand les types s'en aperçoivent, ils déclarent que j'ai besoin d'une séance.
On m'enferme dans une pièce avec un mec -- un ancien toxico -- qui me bombarde d'ordres saugrenus. Je suis obligée de les exécuter. Il me dit « Tu vois ce mur. Approche-toi de ce mur. Touche le mur. » Et on remet ça. Pendant des heures.Je tâte les quatre murs de cette pièce. A un moment donné, j'en ai ras le bol : « En voilà des conneries. Vous êtes cinglé ou quoi? Fichez-moi la paix, ça suffit comme ça. » Sans cesser de sourire, il me persuade de continuer. Ensuite, il me fait toucher différents objets. Jusqu'au moment où, complètement épuisée, je me jette à terre en sanglotant. Il sourit. Et, dès que je suis un peu calmée, la séance reprend.
Je suis hébétée. Je touche le mur avant même d'en avoir reçu l'ordre. La seule pensée dont je suis encore capable c'est : "Il faudra bien que ça s'arrête."Au bout de cinq heures pile, il déclare: Okay, ça suffit pour aujourd'hui. ~ Je me sens drôlement bien. Il m'emmène dans une autre pièce où il y a un appareil bizarre, de fabrication artisanale: une sorte de pendule entre deux boîtes en fer-blanc. Le type m'ordonne d'y poser ma main et me demande : Tu te sens bien? -- Oui. Maintenant, j'ai vraiment conscience de tout ce qui m'entoure. Le mec regarde le pendule; Il n'a pas bougé. Tu n'as donc pas menti. La séance a bien marché. Le truc bizarre est un détecteur de mensonge. Un des objets du culte de cette secte. En tout cas, je suis contente que le pendule n'ai pas bougé. Pour moi, c'est la preuve que je me sens bien.
Pour me libérer de l'héro, je suis prête à croire n'importe quoi. Ils font toutes sortes de choses étonnantes là-dedans. Par exemple, ce même soir, Christa a de la fièvre : ils lui font toucher une bouteille et dire si elle est chaude ou froide. Au bout d'une heure, à ce qu'il paraît, sa fièvre était tombée. Tout ça m'a chavirée à tel point que, le lendemain matin, je me précipite au bureau demander une nouvelle séance. Pendant une semaine, je suis lancée à fond dans le trip de la secte. J'ai vraiment foi dans la thérapie. Il y a un programme non-stop: séances, ménage, corvée de cuisine. Ça nous mène jusqu'à dix heures du soir. On n'a pas une minute pour réfléchir. La seule chose qui m'énerve, c'est la nourriture. Je ne suis pas difficile, mais j'ai du mal à avaler la bouffe qu'on nous sert ici. Et pour le prix qu'on leur paye, ça pourrait quand même être un peu mieux. Après tout, ils n'ont pas d'autres frais.
Les animateurs des séances sont presque tous d'anciens toxicos, auxquels on dit que ce travail fait partie de leur thérapie; on leur donne tout juste un peu d'argent de poche. Les boss de Narconon, eux, mangent à part. Un jour, je les ai vus en train de déjeuner : ils se tapaient un de ces gueuletons! Un dimanche, enfin, j'ai le temps de réfléchir sérieusement. D'abord je pense à Detlev, ça me rend triste. Ensuite je me pose des questions : Que faire après la thérapie? Ces séances m'ont-elles vraiment aidée ? J'ai plein de questions, mais aucune réponse. Je voudrais bien parler avec quelqu'un, mais je n'ai personne : ici, il est interdit de nouer des amitiés, c'est l'un des grands principes de la maison. Si on essaie de discuter de ses problèmes avec les types de Narconon, ils vous flanquent illico une séance. Depuis que je suis dans cette boîte, je n'ai pas eu une vraie conversation. Le lundi, je me pointe au bureau et je leur crache le morceau d'un trait. En premier lieu, la bouffe. Ensuite, on m'a volé presque tous mes slips. Impossible de pénétrer dans la buanderie, car la fille qui en a la clé passe son temps en ville pour se shooter. D'ailleurs elle n'est pas la seule. Ce genre de trucs, ça me débecte. Et le rythme forcené des séances, et le travail ménager. Je suis épuisée, je n'ai pas ma ration de sommeil. " Okay, je leur dis, vos thérapies, c'est très bien. Mais elles ne m'apportent pas la solution de mes problèmes. Tout ça, au fond, c'est du dressage. Vous essayez de nous dresser. Mais moi j'ai besoin de quelqu'un à qui parler de mes problèmes. Et j'ai besoin de temps pour me colleter avec mes problèmes."
Ils m'écoutent sans mot dire, avec leur éternel sourire. Après quoi j'ai droit à une séance supplémentaire. Elle dure toute la journée, jusqu'à dix heures du soir. J'en sors de nouveau totalement apathique. Peut-être savent-ils ce qu'ils font, après tout? Ma mère m'a raconté, au cours d'une de ses visites, que la Sécurité sociale lui rembourse les frais de mon séjour chez Narconon. Puisque l'État dépense de l'argent pour ça, c'est que ça doit être okay. D'autres pensionnaires de Narconon ont encore plus de problèmes que moi. Gaby par exemple. Elle est tombée amoureuse d'un type et voulait absolument coucher avec lui. Elle est allée, comme une idiote, le raconter aux boss. Résultat une séance supplémentaire. Elle a tout de même baisé avec le type, ça s'est su, et on les a ridiculisés devant tout le monde. Gaby s'est enfuie le soir même et n'est jamais revenue. Le type, un animateur qui soi-disant était clean depuis plusieurs années, s'est tiré quelques jours plus tard. Il est redevenu toxico jusqu'à la moelle. En réalité, les gens de Narconon ne s'inquiètent pas tellement que l'on baise ou non. L'important, pour eux, c'est de nous empêcher de nouer des liens. Mais ce type travaillait chez eux depuis plus d'un an -- comment supporter si longtemps l'isolement?
Tard le soir, nous avons quelques instants de loisirs. Je les passe toujours avec les plus jeunes des pensionnaires. Je suis la plus jeune mais personne, dans cette bande que nous commençons à constituer, n'a atteint ses dix-sept ans. C'est la première vague des très jeunes drogués: nous étions tous encore des enfants quand nous avons commencé à nous piquer. Et on devient une loque en un ou deux ans, parce qu'à l'âge de la puberté le poison est encore plus dévastateur que plus tard. Si nous nous retrouvons ici, c'est tous pour la même raison : pas de place en thérapie ailleurs. Comme moi, la plupart en sont vite arrivés à la conclusion que les séances n'apportent pas grand-chose.De toute façon, celles ou on met deux jeunes ensemble se transforment en franche rigolade : comment garder longtemps son sérieux quand on doit engueuler un ballon de foot, ou se regarder droit dans les yeux pendant deux heures? On a renoncé à nous faire passer au détecteur de mensonge. A quoi bon, puisque nous affirmons que la séance ne nous a servi à rien? On s'est marrés, c'est tout.
Nos malheureux animateurs sont de plus en plus désemparés. Nous n'avons bientôt plus qu'un seul sujet de conversation : l'héro. Parfois, en petit comité, je parle aussi des moyens de se tirer. Au bout de quinze jours de Narconon, j'ai mon plan. Deux garçons et moi, nous nous déguisons en " commando de grand netoyage ": grâce à notre arsenal de seaux, balais-brosses et serpillières, nous franchissons toutes les portes sans encombre. On est fou de joie tous les trois. Si impatients de se shooter que c'est tout juste si on ne fait pas dans nos culottes. Nous nous séparons à l'entrée du métro. Je prends la direction Zoo. Je vais retrouver Detlev."