(Source : Traduction par MDL d'un article de Philip Kennicot, journaliste
au Washington Post le 26 mars 2000)
Mis en ligne le 10 février 2003
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Au petit matin, un jeune homme réveille Socrate et tente de persuader
le vieux maître de venir assister à une discussion avec le
dernier sophiste en vogue, Protagoras.
Dans le dialogue du même nom écrit par Platon, Socrate met le jeune homme en garde: Si tu prends le risque dêtre un expert en discernement de ce qui ... est bien ou mal, tu ne crains rien à ingurgiter la science de Protagoras ou de qui que ce soit dautre, mais sinon, prends garde de ne pas te retrouver à jouer dangereusement avec tout ce quen toi tu chéris le plus.
En 1916, un officier de larmée russe très prometteur,
possédant argent et relations, une jeune et brillante épouse
et une carrière naissante de compositeur, mit en jeu tout ce quil
chérissait pour entrer en apprentissage chez le gourou russo-arménien
Georges Ivanovitch Gurdjieff. Thomas de Hartmann était sur le point
de tenir un rôle dans le monde tumultueux de la musique d'avant-garde,
de devenir un compositeur de talent nanti dun esprit suffisamment
terre-à-terre pour se bâtir une carrière à St
Petersbourg, à Paris ou les deux. A la place, il sengagea avec
Gurdjieff, un voyant et mystique qui promettait que sous sa conduite, dit
le Travail, ses étudiants allaient acquérir de
nouvelles lumières, un niveau de conscience supérieur et un
sens plus profond de ce quêtre au monde veut dire.
Durant les 13 années qui suivirent, de Hartmann se consacra à
son professeur, lequel prétendait apporter les secrets de lOrient
à un occident affaibli. Au cours du processus, de Hartmann produisit
une quantité de morceaux de musique, des airs courts et rêveurs
qui présageaient lesthétique du New Age actuel. Cette
musique, qui occupe une place centrale dans lenseignement de Gurdjieff,
a été enregistrée dans sa totalité par Wergo
Records et dans une deuxième série sous le label français
Avoid Valois. Que cette curieuse musique, écrite il y a trois quarts
de siècle à lusage dune secte hermétique,
allait brusquement susciter des projets denregistrement majeurs, constitue
un aimable petit accident culturel.
Lhéritage laissé par Gurdjieff est fait de quelques
livres de divagations mystiques, dune malle de musique, dun
petit nombre dadeptes éparpillés dans des sociétés
Gurdjieff secrètes, et de quelques activités sur internet.
De son vivant, il eut cependant la chance incroyable de se créer
une présence intellectuelle en Europe et aux Etats-Unis. Après
son installation dans un vieux château improbable appelé le
Prieuré ( à côté de Fontainebleau, près
de Paris), des intellectuels, des artistes et de fiévreux chercheurs
de spiritualité sont venus en nombre s'agglutiner autour de lui.
Il attirait des adeptes aussi différents que Katherine Mansfield,
auteur de contes, née en Nouvelle Zélande (elle est morte
au Prieuré, une source de scandale toujours vivace) et le mystique
russe P.D. Ouspensky. Quoi que nétant pas son étudiant,
Franck Lloyd Wright épousa une disciple de Gurdjieff et pourrait
bien avoir incorporé des idées de Gurdjieff dans son style
denseignement à Talesin, son campement darchitectes .
Gurdjieff fit entrer dans la danse des aristocrates oisifs de lEurope
de lentre-deux-guerres (les soulageant souvent de leurs économies),
et parvint à se faire inviter dans des salons, des salles de réception
et, occasionnellement, dans des palais. Il réunit des cercles à
Paris, Londres, Berlin et New York, et ses danses - il se considérait
chorégraphe, entre autres - furent données à Carnegie
Hall.
Après sa mort en 1949 sa présence se fit encore sentir, quoi
que de manière décroissante. Quelques artistes, des musiciens
et des chorégraphes, se sont confrontés à sa vie et
à ses idées, allant du photographe Minor White à des
musiciens tels Keith Jarrett (dont lenregistrement doeuvres
choisies de Gurdjieff sera remis sur le marché le 23 mai) et Robert
Fripp, qui dirigeait le groupe musical King Crimson. Loeuvre de vulgarisation
la plus importante a sans doute été le film créé
en 1979 par Peter Brook, Rencontres avec des hommes remarquables,
basé sur le livre de Gurdjieff du même nom; cest un regard
autobiographique du maître sur ses années de jeunesse et ses
pérégrinations en Arménie, Russie et divers lieux orientaux.
La majeure partie de la musique gurdjieffienne fut écrite pour accompagner
les gymnastiques sacrées du maître, danses rigoureuses
remplies de mouvements fluides et de longues pauses immobiles, le tout monté
sous des apparences vaguement asiatiques.
Nous ne savons pas grande chose en réalité sur la manière
dont la musique était écrite. Selon ce que raconte de Hartmann,
le maître sifflait des mélodies dont il se souvenait depuis
ses voyages en Asie, ou il les retrouvait sur son harmonica. De Hartmann
les mettait sur le papier à fur et à mesure que Gurdjieff
les sifflait, laissant voler frénétiquement son stylo tel
un sténographe musical. Il les mettait ensuite en harmonie, les organisait
et les adaptait (pour le piano, généralement). De Hartmann
fournissait lécrasante majorité du travail, mais Gurdjieff
transmettait ses airs avec une telle suffisance doracle que le compositeur
de la musique,- actuellement publiée en quatre volumes par Scott-,
devenait Gurdjieff/ de Hartmann.
Sil est courant de collaborer en matière dart, il est
rare de composer une uvre conjointement. La musique composée
par le voyant et le compositeur russe, lequel était orienté
vers lOccident, constitue en outre une curiosité stylistique
pour lépoque. Elle ne tente pas de tisser des sons étrangers
sur une trame familière, occidentale, mais prend les sons et les
laissent exister dans toute leur liberté déstructurée
et exotique. Elle est tour à tour méditative, vaporeuse, et
abruptement répétitive, rythmique. Le son est oriental non
seulement dans ses tournures mélodiques et modales, mais dans ses
répétitions, ses harmonies vagues et ouvertes et ses formes
psalmodiantes.
Cest une musique qui plaît immédiatement mais qui disparaît
aussitôt dans la conscience, jusquà ce que, environ un
quart dheure plus tard, lesprit rationnel se révolte:
ce qui était à l'arrière-plan a pris les devants, ce
qui apaisait est devenu dérangeant. Comparé aux oeuvres composées
par de Hartmann indépendamment de Gurdjieff (parmi lesquels le ballet
La Fleur Rose, qui eut Folkine comme chorégraphe et Pavlova
et Nijinsky comme danseurs), la musique écrite en collaboration avec
ce dernier paraît désespérément infantile et
simpliste.
Ainsi, tout comme lhomme Gurdjieff, sa musique nous confronte à
lénigme de base de Socrate. Plus que la plupart des autres
musiques inconnues et difficiles daccès, ces oeuvres semblent
nous enjoindre de parier demblée que cest de la bonne
musique, avant de pouvoir lapprécier. Jugée selon la
plupart des standards, elle semble affreuse. Mais lorsquon se trouve
en face de quelque chose de très étrange et venant de loin,
comme une tapisserie compliquée dune culture inconnue, il y
a un acte de foi : on continue à regarder, parce que lon croit
en l'authenticité de lobjet. Avec l'oeuvre de Gurdjieff/ de
Hartmann, lacte de foi savère plus difficile. Il semble
que lon aie que deux possibilités : avaler le tout de bonne
foi et chercher ensuite des explications convaincantes pour justifier les
problèmes musicaux, ou rejeter le tout comme étant une sorte
descroquerie.
Les oeuvres écrites de Gurdjieff continuent à être imprimées,
et se trouvent à létalage ou à lintérieur
de librairies qui nourrissent une grande diversité didées
réunis sous une quelconque combinaison des rubriques suivantes: New
Age, Occultisme, Philosophie, Spiritualité. Il y a trois livres majeurs,
dont le premier, Lettres de Belzébuth à son petit fils,
se monte à quelques 800 pages, souvent incohérentes.
Gurdjieff, dont le charisme a du être largement plus engageant que
sa prose au style ampoulé, pose des questions philosophiques familières:
Quelle est notre place ici-bas? Quest-ce que cest que dêtre
un homme? Comment devenir meilleur que ce que nous sommes? Ses réponses
tombent à côté de la philosophie occidentale, empruntant
librement à ce quil a entendu lors de ses lointains voyages
en Asie Mineure, une cosmologie élaborée quil a en partie
inventée et en partie rafistolée en puisant dans une large
collection de sources et en un corpus étendu dobservations
épigrammatiques du monde. Le tout est profondément anti-intellectuel
et anti-occidental.
Gurdjieff haïssait la création intellectuelle et artistique
de lOccident (appelant les artistes des masturbateurs,
un de ses termes favoris et fréquents de dérision), alors
que, et cest bien caractéristique, il sest servi dans
le confort matériel de lOccident; il sest remis de l'écriture
des Lettres de Belzébuth en avalant des douzaines de
bouteilles deau de vie espagnole (qui, disait-il, accélérait
le processus de rajeunissement). Mais ses écrits (contiennent?) également
son humour, des expressions terre-à-terre et anecdotes de son enfance,
et des visions fugitives dun esprit se bataillant avec la donne bizarre
qui fonde notre existence : nest-il pas bizarre que nous soyons ici,
comme en face de rien du tout? Et comme beaucoup de gourous qui lont
précédé ou suivi, il a offert aux intellectuels occidentaux
une fuite agréable du rationnel vers quelque chose qui semblait posséder
limprimatur de lOrient.
Le problème est quune grande partie de ce qui paraît
oriental dans la philosophie de Gurdjieff, celui-ci la purement et
simplement inventée, à partir dun embrouillamini de
souvenirs et de complète fabrication. Il soutient que lAtlantide
( lEgypte pré-sableuse, suggérait-il) était
le siège de lâge dor : une leçon objective
pour notre propre ère de décadence; pour son propre enseignement,
il rend hommage à des sociétés grecques, moyen-orientales
et asiatiques dont lexistence même a échappé aux
historiens; plus troublant encore, il prétend avoir appris ses danses
sacrées dans ce quil appelle le Monastère
de Sarmoung, quil dit très commodément avoir découvert
alors quil avait les yeux bandés. Des recherches postérieures
nont donné aucun résultat en ce qui concerne Sarmoung
: on na trouvé trace ni du bâtiment, ni de son emplacement,
ni de la confrérie qui pensait là des pensées profondes.
Cest la même chose pour la musique. Elle prétend avoir
des références ethnographiques spécifiques - le Tibet,
les Sayyids du Moyen Orient, par exemple -, mais cela ne résiste
tout simplement pas à létude critique.
Charles Ketchham, un des pianistes participant à l'enregistrement
de Wergo, et un des éditeurs de loeuvre de Gurdjieff/ de Hartmann,
dit que cela ne se reflète pas forcément de façon négative
sur la musique de Gurdjieff.
Je pense que la musique subissait une transformation à lintérieur
de Gurdjieff, dit-il. Je pense quune partie était
mémorisée de manière spécifique, tandis que
dautres uvres constituaient un écho, ou un tribut, aux
personnes et aux musiques quil avait entendues.
Ce qui revient à dire que Gurdjieff a créé ses musiques
à peu près de la même manière que les compositeurs
occidentaux qui se servent dairs folkloriques ont procédé
depuis deux siècles ,- par la mémorisation, lappropriation
et la recomposition-.
Seul hic : Gurdjieff prétend donner à sa musique une identité
spécifique, et il insiste sur la véracité de ses dires.
Pour faire court : il nous trompe, et lessentiel de lexégèse
de Gurdjieff est avant tout une apologie des embobinements intellectuels
constants, flagrants et indigestes du maître. Lexcuse standard
consiste en un paradoxe hermétiquement clos : ses mensonges sont
intentionnels et contiennent une forme de vérité. Gurdjieff
veut provoquer le lecteur, ou lauditeur, ou létudiant,
pour lui faire mettre de côté la pensée littérale
en le mettant au défi de faire un saut vers le niveau allégorique.
Faire ce bond vers le niveau allégorique - interpréter linvraisemblable
pour créer un sens supérieur - est quelque chose
que nous faisons volontiers lorsque le texte a une autorité, comme
la Bible, ou possède une beauté apparente suffisamment puissante
, tel un poème de T.S. Eliot ou les uvres de James Joice. Loeuvre
de Gurdjieff, sa musique, ses idées, prétendent vous faire
faire demblée ce saut vers le niveau allégorique, alors
quils sont dépourvus aussi bien dautorité historique
que de beauté apparente.
Cogiter sur la musique de Gurdjieff nous met forcément en face dun
des paradoxes contenu dans la question posée par Socrate dans Protagoras
: en face de certaines formes dart, on se voit obligé daimer
ce quon lit, voit ou entend avant den avoir une grande connaissance.
Entrer dans le monde de Gurdjieff sans croire quil a parfaitement
raison ne peut mener quà la frustration; il y a tout simplement
trop de balivernes embarrassantes pour pouvoir être justifiées.
De Hartmann et Gurdjieff vivaient dans un monde où il était
facile, et peut-être excusable, dêtre hautement crédule.
Science et pseudoscience sentremêlaient si intimement au début
du 20ème siècle quon ne saurait blâmer le profane
de faillir à les départager. Les rapports de Gurdjieff avec
ses élèves apparaissent en grande partie comme une forme malveillante
de ce qui est devenu depuis une discipline légitime : la psychanalyse.
Gurdjieff établissait avec ses élèves une intimité
stratégique, et dans bien de cas, une dépendance; il avait
la capacité dapprendre beaucoup sur ses étudiants en
peu de temps, et il sen servait ensuite pour les bombarder de questions
et de défis à forte charge émotionnelle.
Avec sa femme Olga, de Hartmann écrivit un mémoire, Our
Life with Gurdjieff, qui constitue une lecture douloureuse et fascinante,
remplie dhistoires sur le traitement humiliant que Gurdjieff infligeait
à ses disciples et sur leur acceptation passive, sûrs que cétait
pour leur propre bien. Gurdjieff était particulièrement brutal
avec les Hartmann, les entraînant dans un voyage exténuant
à travers la Russie et les montagnes du Caucase, au cours duquel
le jeune compositeur contracta la typhoïde. A la fin du voyage, désargenté
et physiquement affaibli, de Hartmann entreprit de renouer avec sa carrière
de musicien, mais Gurdjieff lenjoignit de cesser ses activités
musicales. Cétait là un acte monstrueux dégoïsme,
probablement inspiré par la crainte du maître de se voir éclipsé
par son élève.
Au Prieuré, la conduite des élèves au jour le jour
était sous surveillance constante, et leur emploi du temps soumis
à des lubies fantaisistes destinées à les mettre à
lépreuve. De Hartmann lexcuse, et lexcuse encore:
Lart avec laquelle M. Gurdjieff nous fit souffrir était
tellement accompli, son expression si consommée, que quoi quayant
décidé par avance de ne pas réagir.. quand lexpérience
avait lieu, nous nous sentions convaincus dêtre en face d
un homme froid et même cruel.
Mais lorsquils protestaient: Le visage de M. Gurdjieff se mettait
aussitôt à se transformer. Il reprenait son expression habituelle,
mais il avait lair très triste, et sen allait sans dire
un mot. Nous nous sentions alors consumés dun terrible sentiment
de mécontentement de nous-mêmes.
Intimité, manipulation, cruauté, culpabilité.
Sans le savoir, peut-être, le jeune de Hartmann était tombé
dans une secte organisée autour de la forte personnalité de
Gurdjieff. Ses raisons de vouloir apprendre par Gurdjieff sont universelles.
Il désirait donner un sens à sa vie. Le monde était
compliqué, particulièrement en Russie où la vieille
société tsariste dont de Hartmann était issu était
en passe dêtre anéantie. Comme des milliers, ou des centaine
de milliers, dautres personnes de par le monde qui exploraient la
théosophie, les religions orientales ou des nouvelles formes scientifiques
de christianisme, les Hartmann étaient à la recherche de quelque
chose de transcendantal, de quelque chose au delà les désordres
du monde.
La musique a été fondamentale pour les sectes depuis le moment
ou Pythagore et ses disciples ont créé les bases de la théorie
musicale occidentale, pour les charger ensuite de fantasmes cosmologiques.
Gurdjieff était au plus haut degré un descendant de Pythagore;
il comprenait le monde en des termes musicaux et considérait la musique
comme une vaste allégorie de lunivers et de la création.
Remarquons, nous dit-il, que les deux premières lettres du mot Dominus
(Dieu) donne Do, la première note de la gamme, tandis que Ré
est dérivé de Regina Coelis, ou Reine des Cieux, la lune;
et ainsi de suite tout au long de la gamme. De vastes questions philosophiques
sont dérivées des problèmes de théorie musicale
; la musique, qui est de ce monde, semble nous connecter avec lunivers
entier. Était-ce une flatterie dimitation ou seulement une
coïncidence que les dirigeants de la secte suicidaire Heavens Gate,
qui sen sont gentiment allés Hale-Boppant dans les ténèbres
en 1997, sétaient donnés les surnoms de Do et de Ti
(Si), première et dernière notes de la gamme?
La musique relève à la fois du rationnel et de lirrationnel,
cest un système de sons qui produit une résonance émotionnelle
profonde et inexplicable. Il nest guère surprenant quelle
soit la forme artistique de prédilection de ceux qui font du racket
cosmo-spirituel. Malgré tout, le vide et lineptie des uvres
de Gurdjieff/ de Hartmann ressemblent à une mise en garde, comme
laura de ce trou noir intellectuel que représente le mysticisme
dans le monde rationnel. Et la musique elle-même, lente, envoûtante,
exotique et autres, est vide didées musicales; la musique de
Gurdjieff témoigne en fait dune forme doppression. Les
danses sacrées, que Gurdjieff interrompait souvent pour
aboyer des ordres aux danseurs, relevaient moins de lexpression artistique
que de la discipline psychique et physique. En ce qui concerne de Hartmann,
lobligation même de devoir produire cette musique - ce que de
Hartmann entreprenait de bon cur - constitue un cas où la musique
est mise au service de lanéantissement de soi. De Hartmann
a joué tout ce qui lui était le plus cher; sa musique suggère
quil la perdu.
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