Sectes et entreprises

Formation : frénésie psy

(Source : Liberation 15 avril 2003 par Ondine Millot)

 


n mercredi matin, dans une salle de réunion comme Paris en compte des centaines ­ murs blancs, moulures, sièges grisâtres. Un homme brun, la cinquantaine, s'agite tout sourires entre deux paperboards. «Ici, on a le droit de rire. Il faut profiter de la vie. Y en a marre de souffrir.» Autour de lui, quelques regards inquiets. Stéphanie, Françoise, Sophie et Lionel sont les quatre participants d'une formation de trois jours, financée par leur employeur. Intitulé : «Bien utiliser son intelligence émotionnelle en situation professionnelle». Lucrative trouvaille, «l'intelligence émotionnelle» a été inventée par Daniel Goleman, psy-gourou américain qui soutient que notre réussite professionnelle ne dépend pas de notre QI, mais de notre capacité à bien gérer nos émotions. C'est le dernier cri en matière de formations au «développement personnel», secteur en plein boom. Ici, chez Demos, spécialiste de la formation professionnelle, les stages du type «Comment s'inscrire dans une dynamique de réussite ?» ou «Gestion du stress» ont connu une croissance d'effectifs de 25 % en 2002. Chez le principal concurrent, Cegos, c'est la même ruée : le développement personnel représente 9 % du chiffre d'affaires, et le nombre de stagiaires augmente de 20 % chaque année. Un vrai «phénomène de société». Il fallait tester.

Jour I. Chacun a inscrit son nom sur un petit chevalet en papier, comme aux premiers jours d'école. Gilbert Delabre, notre formateur au sourire inaltérable poursuit son introduction. «C'est un stage très difficile. Qui peut faire des connexions entre le vécu et le ressenti.» Lui-même a découvert la psychologie après plusieurs années de comptabilité. «Une révélation.» Il est devenu coach et formateur, spécialisé dans la gestion du stress et des émotions. «Allez, maintenant, on va faire un tour de table, dire pourquoi on est ici», lance-t-il, marqueur brandi.

Stéphanie (1), 39 ans, veut bien commencer. Cheveux courts, regard minaudeur, elle travaille dans la banque, un poste «à responsabilités». Son discours part en saccades. «Je dois aller vite, je bouscule. Je suis trop spontanée, je suis une enfant.» Gilbert l'interrompt. «Vous êtes pleine de vie, que voulez-vous changer ?» Elle bascule en avant : «Etre moins réactive.» Gilbert : «Ne plus être le centre du monde ?» ­ «Non, je n'aimerais pas passer inaperçue. Juste être plus réfléchie.» C'est le tour de Lionel, cadre commercial, brun filiforme et petites lunettes, voix murmurée. «J'ai du mal avec mon supérieur hiérarchique.» Il regarde ses mains. «C'est une personnalité froide. Je n'ose pas lui parler.» Gilbert, du tac au tac : «Face à ce chef, l'émotion, c'est quoi ?» Lionel : «La peur.» ­ «Yes ! On va y travailler.» Françoise et Sophie se tiennent proches, échangent des regards complices. Ce sont deux belles femmes, la cinquantaine. La première est DRH, la seconde surveillante générale dans la même clinique parisienne. Elles se sont retrouvées dans une situation de «stress intense» : surcharge de travail, directrice «tyrannique». «Je prends sur moi, je dis toujours oui, je suis épuisée», soupire Sophie. Françoise, elle, se juge «trop grande gueule». «J'ai peur de la violence, alors j'agresse en premier. J'ai fait une analyse, je sais d'où ça vient. Mais j'aimerais ne plus être comme ça.» Gilbert a l'air pensif : «Hum, c'est important, faire une analyse. Moi c'est comme ça que j'ai compris la mélancolie de ma mère. Allons déjeuner.»

L'après-midi est censé nous faire entrer «dans le vif». «Je procède par puzzle, prévient Gilbert. Je jette des choses dans le désordre. On vit dans un monde trop rationnel. Ma méthode est bonne pour le cerveau, car le cerveau n'est pas rationnel.» Les schémas s'accumulent sur le paperboard. On découvre les «outils» du développement personnel. «L'analyse transactionnelle», c'est trois ronds superposés, représentant le parent, l'adulte et l'enfant, «présents en chacun de nous». La PNL (Programmation neurolinguistique), c'est un dessin : un homme, tremblant de tous ses membres, assure qu'il va bien. «INCONGRUENCE !» écrit Gilbert en rouge majuscule : «Le corps et la parole ne transmettent pas le même message.» Sans transition, des visages souriants, défaits, pétrifiés s'affichent sur le tableau. L'exercice n'est pas kafkaïen, il faut nommer les émotions : «Joie !», «tristesse !», «peur !», crient les participants. «Yes !», ponctue Gilbert. La première journée s'achève.

Jour II. Jeudi matin, Françoise arrive «en pleine forme». «Ce Gilbert, il est marrant. On n'apprend rien, mais on déterre des choses enfouies. Et puis ça fait du bien de se poser trois jours loin du bureau.» Fidèle au poste entre ses deux tableaux, notre coach résume le «management émotionnel» : observer l'interlocuteur. Identifier les émotions. «Ce ne sont pas les autres qui me stressent. Je suis responsable de mon stress», martèle Gilbert. Défi du jour : reconnaître les «traits de personnalité». Le «modèle» s'appelle «Process Communication Management». A chaque «trait» correspond un dessin, projeté au tableau. Il faut deviner. Le premier, guindé en trois-pièces derrière un bureau rangé au cordeau est... «normatif logique», souffle Gilbert. Le deuxième, toujours cravaté, mais plus serein est «logique rationnel». Le troisième, on trouve tout seul. Débraillé, baskets sur la table au milieu d'un bordel sans nom, «c'est le rebelle !» Et ainsi de suite : «rêveuse éveillée» au regard perdu, «entreprenant défiant» au sourire carnassier, «chaleureuse empathique» dans un bureau fleuri. «Normalement, le PCM, c'est cinq jours de formation, conclut Gilbert. Je sens que j'ai été un peu vite, mais je sens aussi que, maintenant, vous savez mieux identifier les comportements.»

Jour III. Vendredi matin, Françoise a apporté des croissants. On les grignote en tachant de se glisser les uns les autres dans les cases de personnalité. Sophie décroche la palme de l'empathie, Stéphanie est cataloguée rebelle. «Je n'y peux rien, je n'arrive pas à prendre de la distance», renâcle-t-elle. «Peut-être si tu ralentissais ton débit», propose Sophie. «Ce n'est pas un débit, c'est de la spontanéité !» Le dernier après-midi est consacré au bilan. Chacun son tour, il faut dire ce que nous a «apporté» le stage. «J'ai compris que ce que je prenais pour de l'agressivité de la part des autres n'en était pas», commence Françoise. «Moi, je pense que mon maître mot sera prendre de la distance», dit Stéphanie. Lionel, lui aussi, a pris de bonnes résolutions. «Je vais parler à ma chef. Arrêter de lui laisser des messages.» Gilbert écarquille les yeux. «Votre supérieur, c'est une femme ?» Oui. Une femme. Gilbert est estomaqué : «J'imaginais un vieil acariâtre...» Mais la douce Sophie, soudain, s'énerve. «C'est bien joli ce que vous dites, prendre de la distance, nous envoyer en formation. Mais lundi, il va falloir les rattraper, ces trois jours. Avec le téléphone qui sonne sans arrêt, tout le monde dans le bureau... Il faut arrêter de presser le citron. Parce que le citron, un jour, il va être crevé, par terre, terminé.» Silence. C'est l'heure des adieux. Poignées de main et promesses de s'envoyer «des mails». Gilbert a un mot pour chacun. «Et surtout, n'oubliez pas. Toujours repérer les émotions !».

(1) Les prénoms ont été modifiés



 
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