(Source, Le Temps 10 avril 2002 propos recueillis par Eléonore Sulser)
[Texte intégral]
"Le Falungong fait peur à Pékin parce qu'il ressemble trop au Parti communiste»
Le Temps: Comment qualifieriez-vous le Falungong, qu'est-ce que ce mouvement qui s'est progressivement développé en Chine avant d'attirer l'attention lors d'une grande manifestation à Pékin en 1999?
Benoît Vermander: C'est d'abord un groupe social. Avant la répression, le Falungong a rempli tout simplement des fonctions de réseau de sociabilité. Dans le nord-est de la Chine, en particulier, il a créé des liens nouveaux entre des gens qui, par exemple, étaient en semi-chômage ou se trouvaient peu à peu écartés des réseaux traditionnels à cause des restructurations économiques. Ce groupement s'inscrit également dans la tradition qigong (travail sur la circulation de l'énergie, des souffles dans le corps) qui veut que des gens se retrouvent pour pratiquer des exercices qu'ils estiment bénéfiques pour leur santé. Enfin, il veut faire office de religion nouvelle, même s'il a toujours affirmé n'être pas une religion mais les dépasser. Il fonctionne néanmoins comme un groupe qui réuni des gens autour d'une croyance et de rituels. Il est passé de pratiques de santé à des croyances structurées autour d'un leader (Li Hongzhi) considéré comme un sauveur, et à de grandes méditations de masse qui ont valeur de rituels. Tous ces aspects, toujours présents d'une certaine façon dans le Falungong, ont préexisté à la répression de ces dernières années. Par la suite, il a fonctionné comme un groupe protestataire. Enfin, il est devenu un mouvement international, ce qui est tout à fait nouveau.
- Quels parallèles peut-on faire avec le passé chinois, avec la révolte des Taiping au XIXe siècle, par exemple?
- On peut remonter beaucoup plus loin. Même si le Falungong se réclame du bouddhisme, il présente des éléments proches du taoïsme dans lequel s'inscrit le qigong, où des pratiques corporelles vont de pair avec une vision eschatologique. C'est présent dès la formation du taoïsme comme religion aux Ier et IIe siècles de notre ère. Tout cela n'est pas une surprise. Il faut plutôt se demander ce qui le différencie des autres mouvements. Il faut reconnaître qu'il a été non violent dans ses pratiques physiques, même s'il présente des formes de violence, notamment un discours très manichéen («vouer l'ennemi aux gémonies», etc.) et que les manifestations de masses en Chine avaient un certain aspect d'intimidation. Néanmoins, par raison ou par idéal, il s'est comporté comme un mouvement non violent. Il s'inscrit également dans une modernité très nette: d'une part dans ce qu'a dit Li Hongzhi, notamment ce qui tourne autour des extra-terrestres, qui ressemble manifestement à des scénarios de films de science-fiction; d'autre part, dans l'usage de moyens comme le téléphone portable et Internet, ce qui montre que ce n'est pas simplement une reprise du passé, mais la réactivation d'un fond ancien dans le contexte de la modernité la plus banale de la Chine.
- En quoi le Falungong se distingue-t-il de la pratique des qigong traditionnels qui semble populaire en Chine?
- Cette pratique était très populaire, mais le coup d'arrêt a été net. La répression n'a pas atteint le seul Falungong, mais, depuis 1999, tous les mouvements qigong qui, auparavant, étaient tolérés. Qigong est en fait un mot relativement moderne, qu'on voit apparaître à partir des années soixante, lorsqu'il s'agit de mettre en forme la médecine traditionnelle chinoise tout en lui enlevant ses aspects dits «féodaux». Les qigong ont pour la plupart un caractère un peu ésotérique. L'adepte y apprend peu à peu des choses de plus en plus secrètes. Le Falungong, en revanche, réduit dès le départ les exercices de qigong à cinq mouvements de base, point final. Ensuite, même si certains qigong ont partie liée avec le bouddhisme, dans le Falungong, l'utilisation de termes bouddhistes est beaucoup plus systématique. Enfin, le discours de Li Hongzhi affirme que la pratique n'est rien sans la foi. La pratique devient une sorte de rituel qui affirme la croyance dans son rôle de sauveur, ce qui est tout à fait différent du qigong traditionnel.
- Comment le Falungong a-t-il pu devenir un mouvement organisé?
- On ignore encore beaucoup de détails. Néanmoins, Li Hongzhi est doué d'un flair remarquable dû à son manque de sophistication. Son discours est écrit en mauvais chinois, il est souvent contradictoire, mais il a su trouver ce qui allait toucher les gens. Ensuite, il l'a développé dans le nord-est de la Chine, dans un milieu en proie à une grave crise sociale et morale qui se manifeste encore aujourd'hui. Les régions au nord de Pékin abritent de grands bastions industriels. Elles ont connu les mêmes difficultés que les grands bassins sidérurgiques ou miniers européens qu'il a fallu fermer. A un moment donné, le Falungong a certainement été utilisé par des éléments proches du Parti ou de l'armée qui voulaient allier un discours communiste d'ordre moral à la tradition chinoise, c'est- à-dire fonder le pouvoir du Parti sur des éléments traditionnels. Dans sa structure et son organisation, le Falungong a copié les techniques du Parti communiste chinois. Le «génie» de Li Hongzhi, en quelque sorte, a été de promouvoir les exercices de masse. En Chine, il est habituel de se réunir dans des lieux publics pour pratiquer par petits groupes des mouvements respiratoires. Il a eu l'idée d'amplifier ça. Au départ, il y avait dix personnes, puis cent, puis mille. Un jour, on a demandé aux dix mille qu'on connaissait dans toute une région de se trouver, par exemple, devant le stade municipal de Canton. Cette masse de pratiquants donnait l'impression d'une force très importante et suscitait l'envie de la rejoindre. La pratique publique est devenue un instrument de propagande et un mode de multiplication.
- Qu'est-ce qui, dans le Falungong, fait si peur au gouvernement chinois?
- Le fait que le Falungong, dans son organisation, ressemble tellement au Parti communiste. Les autorités ont eu l'impression d'avoir un double qui se créait à leurs côtés et qui était certainement nourri par des membres du Parti et de l'armée, par une strate moralement conservatrice qui tentait de se créer un outil. Or, le discours du Parti distingue la civilisation matérielle - comment on gère l'économie - de la civilisation spirituelle - les valeurs morales, comment on voit le monde, etc. Le Parti a toujours revendiqué le leadership sur l'une et l'autre.
A partir de 1985, des mouvements proches et même internes au Parti ont estimé qu'avec la libéralisation sociale et les progrès de l'économie, on pouvait lâcher du lest sur la civilisation spirituelle. Le Parti l'a fait jusqu'à un certain point. Il y a désormais toute une culture populaire de masse, mais le Parti veut y conserver son empreinte. Si on fait des clips, par exemple, il faudra qu'ils célèbrent le retour de Hongkong à la Chine. Ainsi, même si la question a été posée, la réponse a toujours été: céder sur la civilisation spirituelle, ce serait lâcher le fil qui déroulerait toute la pelote.
Le Falungong a sans doute été l'essai le plus systématique d'offrir une alternative au gouvernement, de lui proposer un discours susceptible d'enthousiasmer beaucoup plus le peuple que les «Huit points» de Jiang Zemin.
Fort des échos qu'il a rencontrés dans le Parti et surtout dans l'armée et la police, le Falungong a eu confiance. Il allait presque réussir, et c'est sans doute pour cela qu'il a tenu cette fameuse manifestation qui a regroupé plus de dix mille personnes le 25 avril 1999 devant le Zhongnanhai (siège du gouvernement chinois à Tiananmen). Le Parti a pourtant décidé de réagir. Il a craint qu'on ne lui vole la légitimité de décider de ce qu'est la civilisation spirituelle. Ensuite, le Falungong est devenu le point de ralliement de toutes les oppositions extérieures au régime sur le thème de la liberté religieuse et du droit de l'étranger d'intervenir dans les affaires intérieures de la Chine.
- Quelles sont les différences fondamentales entre le mouvement en Chine et à l'étranger?
- En Chine, c'était vraiment un mouvement de base qui regroupait des paysans, des intellectuels, très représentatif de la population chinoise dans son ensemble. A l'étranger, il est formé de Chinois exilés et de plus en plus d'étrangers proprement dits dont l'adhésion est, à la rigueur, de nature encore plus religieuse puisqu'elle répond moins à un besoin de socialisation. J'imagine qu'il y a un certain adoucissement du discours à l'étranger. Dans les traductions anglaises ou françaises, on peut considérer que ce que dit Li Hongzhi ne tient pas vraiment debout, mais c'est encore plus net dans les textes chinois. A l'étranger, le fait même de devoir se référer aux droits de l'homme pour exister entraîne un recentrage, la doctrine devient beaucoup plus générale. Le Falungong essaie, à cause des standards internationaux, de moins se comporter comme une secte adorant son leader, mais de se situer en terme de liberté et de pratique pour tout le monde. A mon avis, ce n'est pas Li Hongzhi qui a fait le succès du Falungong en Occident, mais plutôt le fond commun qu'il emprunte à toutes les pratiques culturelles chinoises.
- Le Falungong est-il une secte comme le dit le gouvernement chinois?
- Si on parle de la Chine, je suis obligé de dire qu'il y a des aspects sectaires dans le Falungong. Mais le mot sectaire doit être pris d'un point de vue plutôt sociologique et non comme une condamnation. Enfin, ce terme ne peut pas en lui-même justifier une répression. Il ne serait cependant pas honnête de taire tout ce qu'on voit sur des sites en chinois en matière d'adoration du leader: Li Hongzhi a déjà sauvé 80 mondes; le terme «démon» revient en permanence, etc. Je me suis fait gronder sur un site Web parce que j'avais utilisé le terme «semi-délirant» pour caractériser le discours de Li Hongzhi, mais j'ai du mal à le lire autrement. Cela dit, cet aspect-là ne décrit pas l'ensemble du mouvement, il est d'ailleurs fréquent dans les religions chinoises. En Chine, la répression pousse à une vision de plus en plus apocalyptique. Mais avec l'apport de l'étranger, les aspérités, les aspects les plus sectaires de la doctrine pourraient être peu à peu gommés et le Falungong devenir une sorte de nouvelle religion. C'est une hypothèse. Mais je le répète, quelle que soit l'analyse de la nature du mouvement, elle ne justifie en aucun cas la répression.