Soigner les toxicomanes
à l'aide d'une plante hallucinogène : la méthode utilisée
par un médecin français en pleine jungle péruvienne est sujette
à polémique.
A l'exception du cercle de lumière projeté
par une lanterne, il fait nuit noire. Daniel Mattin (c'est un pseudonyme) est
assis, jambes croisées, à l'intérieur d'une petite hutte.
Il écoute le chant des oiseaux tropicaux et le bruissement des feuilles
frôlées par le vent. Un chaman bardé de colliers et autres
grigris invoque l' "esprit de la plante" en chantant des icaros (chants).
Cette plante, c'est l''ayahuasca, une espèce originaire de l'Amazone péruvienne,
censée provoquer des visions mystiques.
Quelques minutes après en avoir avalé une infusion, Mattin sent l'"esprit" s'emparer de lui. Des éléphants parés de bijoux et de couronnes et un nain magicien défilent devant lui. Ces hallucinations sont plutôt inoffensives, mais d'autres, comme cette image d'organes génitaux féminins putréfiés, sont terrifiantes. C'est pourtant, selon lui, le signe qu'il est sur la voie de la guérison. "Bien sûr, les visions sont parfois très sombres, explique-t-il. Mais il faut en passer par là pour revenir vers la lumière." Mattin trouve finalement ce qu'il pense chercher : Jésus-Christ et la Vierge Marie lui apparaissent, aussi réels que le chaman à côté de lui.
UNE RÉVÉLATION
MYSTIQUE AU BOUT DU TRAITEMENT
A 13 ans, Mattin est devenu dépendant à la cocaïne. Au lycée, il était défoncé au moins cinq jours sur sept. "Je pensais que je n'étais rien sans la drogue", avoue-t-il. Quand il a touché le fond, il s'est inscrit à Takiwasi, un centre de désintoxication situé au Pérou, au bord de l'Amazone. Il y est resté dix mois et a participé à des dizaines de séances au cours desquelles il a vécu un éveil religieux. Le jeune homme n'a pas touché aux drogues illégales depuis un an et, au mois d'août dernier, son psychiatre a arrêté de lui prescrire des antidépresseurs.
Mattin affirme devoir sa guérison à Jacques Mabit, un Français qui, en 1992, a fondé la clinique Takiwasi, près de la ville reculée de Tarapo. Depuis l'ouverture du centre, ce médecin affirme avoir guéri des dizaines de toxicomanes grâce au jeûne rituel, à la psychothérapie et à la prise d'hallucinogènes. Presque tous ses patients ont eu une révélation d'ordre religieux ou mystique.
L'utilisation d'hallucinogènes semble être une relique des années 60, mais elle suscite depuis peu un regain d'intérêt chez les médecins, qui pensent que les psychotropes pourraient avoir des effets thérapeutiques sur les toxicomanes et les dépressifs chroniques, et que l'étude de ses effets pourrait faire avancer la connaissance sur la construction de la personnalité.
Les effets de ces drogues ne sont pas prêts d'être testés sur les humains, mais Mabit n'a pas attendu d'avoir le feu vert des autorités : il soigne déjà ses patients avec des hallucinogènes. Cette pratique est pour le moins controversée. Ses détracteurs affirment qu'il met la vie de ses malades en danger sans apporter aucune preuve de réussite. En France, d'où vient une partie de sa clientèle, il est suspecté d'appartenir à une secte.
Mabit est un homme corpulent de 47 ans avec les manières rassurantes d'un médecin de campagne. Lors de ses premières visites au Pérou, avec Médecins sans frontières, dans les années 80, il a rencontré des guérisseurs qui lui ont parlé des plantes utilisées pour guérir les rhumatismes et les troubles mentaux. "Ils m'ont dit que si je voulais vraiment connaître leur effet, je devais moi-même en prendre", explique-t-il. Pendant des mois, il a participé à des séances de prise d'ayahuasca avec des ayahuasceros, les guérisseurs locaux. Au cours de l'une d'elles, il s'est vu en train de soigner des toxicomanes avec ces plantes. "C'est bien la dernière chose que j'avais envie de faire, raconte-t-il. Je savais que c'était un travail très frustrant car le taux de réussite est extrêmement faible." Il a pourtant pris cette vision très au sérieux.
Depuis l'ouverture de Takiwasi, près de 500 personnes - dont les trois quarts viennent du Pérou - y ont suivi une cure de désintoxication. En général, Mabit admet 15 à 20 patients à la fois, qu'il soumet à des périodes de jeûne et à des séances de psychothérapie en sus des prises de drogue rituelles. Selon lui, la dépendance à la drogue requiert un traitement spirituel qui passe par une profonde introspection. L'ayahuasca sert de catalyseur.
Les spécialistes des maladies mentales et de la toxicomanie se sont intéressés aux thèses de Mabit, mais seul un cercle restreint de médecins est convaincu de l'efficacité de ses méthodes. Lorsqu'un avocat de Pau a appris qu'une psychothérapeute avait convaincu sa fille d'aller se faire soigner à Takiwasi, il a porté plainte, accusant Mabit de diriger une secte, ce qui est un délit d'après la loi française. En juin dernier, la police a arrêté cette psychothérapeute ainsi qu'un psychiatre qui avait recommandé des patients à Mabit. Les locaux d'une association représentant Takiwasi en France ont également été perquisitionnés. L'enquête est en cours.
LES EFFETS SECONDAIRES
DE L'"AYAHUASCA" POSENT PROBLÈME
Même les médecins
qui ont mené des recherches sur les hallucinogènes s'inquiètent
du traitement préconisé par le médecin français. D'après
Benny Shannon, psychologue à l'Université hébraïque
de Jérusalem, et auteur du premier livre sur l'utilisation de l'ayahuasca
dans le traitement des troubles psychologiques, penser que l'ayahuasca suffit
à guérir la toxicomanie est à la fois naif et dangereux".
Les effets secondaires de ce traitement posent problème, car les hallucinogènes
peuvent provoquer des psychoses.
De son côté, Mabit affirme
s'assurer que ses futurs patients ne présentent aucun signe de schizophrénie
avant de les admettre dans la clinique. Mais, depuis dix ans qu'il travaille sur
le sujet, il n'a jamais pu démontrer le bien-fondé de ses affirmations.
En général, dans les cures de désintoxication classiques,
seuls 30 % des patients s'en sortent définitivement, les autres passent
par des phases de rechute. Habit, lui, affirme que seul un tiers de ses patients
replonge dans la toxicomanie. D'un autre côté, il admet que seul
un autre tiers a complètement arrêté la drogue. Il arrive
aux autres de reprendre de la drogue, mais beaucoup moins qu'avant. A quelle catégorie
appartiennent ceux qui, comme Mattin, reviennent régulièrement à
Takiwasi pour se procurer de l'ayahuasca ? " Je reviens ici dès que
je peux, confie Mattin. Mais je ne suis pas dépendant. Je sais ce qu'est
la dépendance. Je reviens ici pour reprendre contact avec la nature, car
c'est ce qui me maintient en bonne santé. C'est grâce à cela
que je n'éprouve plus le besoin de me droguer."
Justice
En
France, le centre Takiwasi est représenté par l'Institut français
de recherche
et d'expérimentation sur les thérapies traditionnelles
(IFRETT), dont le siège est à Nantes. C'est cet organisme qui reçoit
l'argent des participants aux "séminaires d'évolution personnelle"
qui se déroulent au Pérou. Le psychiatre mis en cause par les parents
d'une jeune femme y ayant participé en est adhérent. Il est poursuivi
pour escroquerie et abus d'un état de sujétion. Les activités
de Takiwasi sont également mises en cause par l'Union nationale des associations
de défense des familles et de l'individu (UNADFI),
qui lutte contre les sectes.
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