Parmi ceux-ci, celui d'un jeune psychiatre américain, Robert Jay Lifton, qui en 1949 et au début des années cinquante a écouté à Hong-Kong les récits de quelques occidentaux prisonniers des Chinois ainsi que de jeunes Chinois engagés volontairement dans un processus de rééducation, est particulièrement éclairant. Lifton a relaté son expérience dans un ouvrage intitulé La réforme de la pensée et la psychologie du totalitarisme. Son livre réédité en 1989 n'a pas été traduit en français.
Il essayait de réunir des informations sur les techniques de confession et de rééducation employées par les communistes chinois (les militaires en question avaient été prisonniers non des Coréens, qui traitaient leurs prisonniers de manière plus "classique", et souvent plus brutale, mais des Chinois, intervenus dans la guerre aux côtés de la Corée du Nord). Lifton était arrivé à la conviction que ces techniques posaient des problèmes humains fondamentaux, redoutables. Et il se mit à penser qu'il fallait travailler avec des gens ayant subi la "réforme" en Chine même.
Il n'avait prévu qu'une brève escale à Hong-Kong ; mais des confrères intrigués par l'état où se trouvaient des Occidentaux récemment arrivés à Hong-Kong après plusieurs années d'emprisonnement en Chine, lui firent rencontrer plusieurs d'entre eux ; et aussi des Chinois arrivés, eux, depuis un certain temps dans la colonie. Il se rendit compte que ces programmes étaient bien plus complets et plus puissants que ceux qu'avaient connus les soldats prisonniers. Il est resté finalement dix-sept mois à Hong-Kong, enregistrant ses conversations avec vingt-cinq Occidentaux et quinze Chinois qui parlaient, souvent avec difficulté, de ce qu'ils venaient de vivre, et qu'ils n'arrivaient pas bien à comprendre (en particulier les Occidentaux). Ils en étaient encore bouleversés.
Les Occidentaux avaient tous subi le processus alors qu'ils étaient en prison, accusés d'espionnage et de divers autres "crimes". Le régime était très dur - entassement, nourriture mauvaise et insuffisante, punitions dans certains cas - mais sans torture systématique.
Le terme même de "lavage de cerveau" est la traduction littérale d'un expression familière chinoise faite de deux caractères hsi nao (Lifton emploie l'ancienne transcription des caractères chinois. Elle a été révisée depuis) par laquelle les Chinois désignaient la rééducation mise en oeuvre après la victoire communiste de 1949 sur le Kuomintang. Ces caractères peuvent représenter des objets ou actes concrets, mais aussi abstraits : "laver, purifier, rectifier" - "tête, cerveau, pensée". le terme officiel était szu-hsiang kai-tsao ("remodelage idéologique", "réforme idéologique"). Lifton choisit "réforme de la pensée" ("Thought Reform"). Cela apparaît, estime-t-il, comme "l'un des efforts les plus puissants de manipulation humaine jamais entrepris". Ce n'est pas entièrement nouveau : "dogmes, inquisitions, conversions de masse ont existé dans tous les pays et à toutes les époques. Mais les communistes chinois y ont apporté un caractère plus organisé, plus complet, plus délibéré - plus total -, ainsi qu'un alliage unique de techniques psychologiques aussi puissantes qu'ingénieuses". Le traitement appliqué aux prisonniers américains n'en constituait qu'une version d'exportation. Mais il faut se représenter qu'il était destiné de façon primaire au peuple chinois lui-même, et vigoureusement appliqué dans les Universités, les écoles, les "collèges révolutionnaires", les prisons, les bureaux du commerce et du gouvernement, les organisations d'ouvriers et de paysans. L'important n'est pas seulement son extension (en principe, il concernait le quart de l'espèce humaine) mais aussi sa profondeur et sa puissance émotionnelle : le but est de provoquer chez chaque sujet un bouleversement personnel décisif.
Il est tout à fait légitime de se préoccuper de ce sujet, mais trop souvent l'information a donné dans le sensationnalisme plutôt que dans l'exposé des faits ; et le mot lui-même est maintenant porteur d'une charge émotionnelle intense, augmenté par toute une aura de peur et de mystère. On a parlé et on parle encore de "lavage de cerveau" à tort et à travers et à propos de n'importe quoi, depuis la publicité jusqu'à l'éducation.
Nous avons pensé que le plus intéressant serait de relater le parcours d'un jeune Chinois, déjà communiste de pensée au temps du Kuomintang, et qui est entré volontairement dans une "Université révolutionnaire", afin de servir utilement la nouvelle Chine.
Il arrive donc sur un campus composé de bâtiments de bois, servant de dortoirs et de salles d'étude ; il est accueilli avec beaucoup de chaleur par des étudiants déjà sur place et par les cadres communistes ; on aide les nouveaux à s'orienter, tout le monde est enthousiaste, amical, confiant dans un avenir formidable.
Les trois mille étudiants sont tous des "intellectuels" : étudiants comme lui ; "travailleurs intellectuels" (écrivains, artistes) ; le troisième groupe se compose de professeurs et de fonctionnaires de l'ancien régime nationaliste ; enfin, des enseignants en cours de formation. La section la plus nombreuse était celle des étudiants ; le pouvoir était aux mains des chefs de ces sections, tous membres du Parti, de ceux des sous-sections et des classes. Chaque chef de classe était responsable de la "réforme" de cent étudiants (en dix petits groupes) et avait trois assistants spécialisés : les "cadres" ; membres ou non du Parti, ils en représentaient invariablement la ligne et le point de vue.
Hu possédait déjà une connaissance approfondie du marxisme et fut élu leader par son groupe (c'était le seul chef élu, tous les autres étant nommés selon les principes du "centralisme démocratique" où tout vient du sommet).
Vint ensuite la "mobilisation de la pensée": des réunions où était présentée avec force la philosophie du programme. La réforme individuelle devait être une composante de la réforme d'ensemble de la société chinoise. Le mal passé devait être balayé ; de même chacun devait remédier à ses fautes personnelles pour avoir sa place dans le grand renouveau. Le peuple chinois avait le plus grand besoin des talents de ses intellectuels ; mais la classe dont ils étaient issus les avait tellement empoisonnés qu'ils étaient incapables de servir tant qu'ils n'étaient pas réformés.
Puis ce fut le début des cours. Chacun d'eux était introduit par une conférence faite par un théoricien communiste venu de Beijing - discours-fleuve de plus de cinq heures, sur le "Développement de la Société": en fait, l'histoire de l'humanité ("du singe à l'homme par le travail") ; le communisme primitif, puis l'esclavage, la féodalité, le capitalisme, le socialisme, le communisme ; les trois mille étudiants écoutaient attentivement, prenant force notes. Pas de discussion ; mais ensuite, le contenu fut discuté dans les groupes, toute la journée, tous les jours - jusqu'à la conférence suivante introduisant un nouveau cours. Un événement national important, par exemple un discours de Mao, pouvait aussi donner lieu à de grands rassemblements, puis à des discussions de groupe.
Hu dirigeait ces discussions et s'efforçait de clarifier le contenu des conférences. Les dix chefs de groupe se réunissaient tous les jours, avec un cadre, pour rendre compte de l'attitude et des progrès de chaque membre du groupe. Les autres étudiants acceptaient ces rapports sur eux, comme faisant partie du programme. Les cadres donnaient comme consigne aux chefs de groupe d'adopter une attitude "relativement neutre", d'encourager une discussion libre et animée. Hu et ses compagnons se sentaient à l'aise et tous avaient le sentiment de travailler ensemble pour un but commun, dans un esprit de croisade.
C'est alors le premier "de pensée": chacun en prépare un à la fin de chaque cours, le lit au groupe, et chacun fait ses critiques. Certains étudiants prennent la chose à la légère, mais les cadres, très au sérieux ; ils assistent à certaines séances pour rendre les critiques plus percutantes. Au lieu de l'harmonie critique et contre-critique.
Des "activistes" se révèlent, souvent membres du Parti ou des jeunesses communistes, le ton devient plus passionné. Ils font leurs rapports aux politiques, court-circuitant Hu. Son propre sommaire était tout à fait orthodoxe, mais jugé trop concis. On l'accuse de cacher des détails, ce qui est grave.
Les pressions montent. On épluche non seulement les idées, mais les motivations sous-jacentes. Certains étudiants sont accusés de ne pas avoir le "point de vue matérialiste correct" et on analyse les causes de cet échec.
Hu est accusé d'individualisme ("placer ses intérêts au-dessus de ceux du Peuple"); de subjectivisme (contraire à l'attitude marxiste "scientifique", de sentimentalisme (attachement à sa famille, à ses amis, etc.). Sa conduite est exemplaire, mais il est clair qu'il ne se livre pas. Il évite le plus possible de dénoncer d'autres étudiants. Il fait son autocritique, mais cela semble théorique. Des cadres offrent de l'aider à se défaire de son "fardeau idéologique", de discuter de ses problèmes. Moyennant quoi on lui fait entrevoir un bel avenir.
Hu est de plus en plus mal à l'aise. Il croit toujours au communisme chinois, mais il se sent de plus en plus piégé dans cette "réforme de la pensée". Les critiques ne sont plus d'ordre intellectuel, mais moral. Les erreurs sont des fautes, des péchés.
On discute même des relations entre hommes et femmes. Les femmes ont des dortoirs séparés, mais il y a des sympathies. Là encore, les cadres interviennent. Un homme ne doit pas fréquenter une femme "rétrograde": cela gênerait ses progrès. Dans certains cas cependant, il est admis qu'un étudiant peut en aider un autre à progresser, mais ce sont les cadres qui en décident. De toute façon, journées et soirées sont remplies par l'étude, les discussions, souvent les dimanches servent à rattraper le travail en retard. Même les rares distractions, films, théâtre, danse, sont en rapport avec le message idéologique. On n'a le droit de sortir du campus que pour des raisons exceptionnelles. Finalement c'est la confession permanente - non de crimes, mais des relations (famille, amis) avec des contre-révolutionnaires, dans le passé (Kuomintang et même États-Unis). Les étudiants rivalisent dans leurs auto-accusations : la franchise de la confession devient plus importante que le contenu.
Hu subit des menaces non voilées, parce qu'il dit n'avoir plus rien à confesser. Il sait qu'il risque une "autocritique publique", une séance de style "évangélical" où l'on confesse des péchés réels ou imaginaires ; puis c'est l'hymne d'action de grâces au Parti qui vous a "lavé de vos péchés". Pire encore : la "lutte", ce que Pasqualini appelle "l'épreuve" (Jean Pasqualini. Prisonnier de Mao. Traduction française : Gallimard 1975. Pasqualini, de père français et de mère chinoise, a subi la "réforme" dans les prisons et camps pour Chinois). Toute l'assistance accuse le malheureux à qui mieux mieux, l'insulte. Hu en a entendu parler et sait que pour les victimes de ces procédures, il n'y a plus guère d'avenir. Il se réfugie dans l'étude. Il s'aperçoit que ce qu'il avait jugé être une mauvaise application des principes communistes est en accord avec les doctrines de Lénine. Il n'a plus qu'une idée : échapper à ces pressions. Hu estimait qu'un tiers des étudiants avait des symptômes psychologiques ou psychosomatiques.
L'université révolutionnaire en est arrivée à une "cacophonie contagieuse d'enthousiasmes, de tensions et de peurs, qui ne fait que croître".
Au bout de dix jours consacrés à la rédaction, les étudiants lisaient leur bilan à leur petit groupe. Les critiques étaient bien plus prolongées et pénétrantes que les précédentes, car cette fois, chacun devait signer chacune des confessions lues, pour signifier son approbation et sa responsabilité. Certains étudiants, dans le groupe de Hu, durent endurer plusieurs jours sous le feu des critiques, et réviser de nombreuses fois leur texte. Et c'étaient comme d'habitude les cadres qui avaient le dernier mot. Ils annotaient et jugeaient les bilans de pensée. Ce document faisait ensuite partie pour toujours du dossier de son auteur et restant en possession de ses supérieurs, le suivait tout au long de sa future carrière.
Hu était résolu à franchir ce dernier obstacle. Il fit appel à ses connaissances théoriques pour produire une confession acceptable. Il savait les deux points importants : analyser ses origines de classe (pour lui, celle des propriétaires terriens) et leur attribuer ses défauts de caractère et ses idées fausses.
Hu lui-même avait eu des disputes avec son père dans le passé ; mais la piété filiale est profondément ancrée dans la culture chinoise (et aussi coréenne et japonaise) ; au-delà des sentiments personnels, c'était un pilier de la société. Obtenir qu'un individu accuse et renie son père était le triomphe de la "réforme de la pensée". Cela ne pouvait que produire un trouble profond, un sentiment de culpabilité et de honte intense : au premier niveau, envers "le peuple", pour être le fils d'un si mauvais père, et donc si mauvais soi-même - à un niveau plus profond, culpabilité envers son père et honte de soi-même. Les dirigeants ne se contentaient pas de déclarations de pure forme : il fallait des détails, et qu'on y croie vraiment. La plupart passaient par une période très pénible - mais une fois la confession rédigée et acceptée, ressentaient un grand soulagement. La piété filiale avait été remplacée par l'amour du "peuple" chinois, le dévouement et l'obéissance inconditionnels à son représentant : le Parti.
Hu a finalement trouvé un moyen d'accuser son père sans dire trop de mal de lui, et sa confession a été acceptée.
Chacun inscrivait ensuite sur une carte ses voeux concernant sa future affectation professionnelle. La décision était prise par les autorités. Théoriquement, on avait le droit de refuser, mais très peu le faisaient, car c'était un très mauvais point - d'ailleurs, qu'auraient-ils pu faire d'autre ?
En lisant le récit de Hu et d'autres réfractaires - qui sont des exceptions - on se rend bien compte que cette "réforme de la pensée", malgré son nom, ne concerne pas que la tête. Elle déclenche et dirige des émotions très fortes, un véritable bouleversement émotionnel, dans le groupe, par le groupe ; même si elle concerne de grands nombres, le principal du travail se fait dans des petits groupes, assez libres en apparence au début, puis de plus en plus dirigés et contrôlés. Mais ces "hommes nouveaux" dont le "Peuple" est le Père ne sont pas des robots (qui ne seraient d'ailleurs guère utiles). Chacun réagit selon ce qu'il était, se révolte parfois, généralement accepte, s'adapte, s'arrange. Les dirigeants chinois avaient besoin d'hommes, de leur obéissance, certes, mais surtout de leur foi, de leur enthousiasme, de leurs initiatives dans les tâches assignées.
L'épreuve qu'ils avaient subie a été relatée dans nombre d'articles et d'ouvrages. Enfermés dans des cellules exiguës, avec des Chinois eux-mêmes en cours de "réforme", et d'abord hostiles à ces étrangers accusés de crimes contre le peuple chinois, particulièrement d'espionnage, ils ont subi interrogatoires, exigence de "confessions" ; ils ont finalement avoué leurs "crimes", ont dû dénoncer d'autres personnes, Chinois ou Occidentaux, ont fini par croire plus ou moins ce qu'ils disaient - pour satisfaire leurs interrogateurs ; mauvaise nourriture, punitions parfois très dures ; - mais le plus caractéristique, c'étaient les interminables discussions politiques entre détenus de la cellule, jusqu'à 16 heures par jour ; les confessions publiques des "mauvaises pensées" et des "fautes" ("péchés"). Peu à peu, on est entraîné dans le mouvement, on en "rajoute" même - et à la fin, c'est l'harmonie avec les geôliers et les "camarades prisonniers". Bien sûr, ces confessions, dûment signées, étaient destinées à la propagande anti-capitaliste, anti-impérialiste, en Chine et dans le monde. Après la sentence - correspondant au temps de détention - c'était l'expulsion de Chine.
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