Le docteur Sophie Béal, psychiatre, est l'auteur d'une thèse
intitulée " Les sectes : clinique et psychopathologie ", soutenue
en 1986 pour l'obtention du CES de psychiatrie au CHU Pitié-Salpétrière.
Chargée de procéder à l'étude de
témoignages écrits par deux ex-membres d'un groupe qui s'apparente
de très près à une secte, elle analyse ici les expériences
relatées dans ces témoignages à l'aide des critères
qu'elle a retenus pour sa thèse.
Nous avons bien entendu changé les noms du groupe et
des ex-adeptes. Nous appellerons celles-ci Isabelle et Nathalie et celui-là
" Epsilon ".
A partir des témoignages de Nathalie et d'Isabelle,
ex-adeptes du groupe " Epsilon ", témoignages écrits avec
un réel souci d'objectivité et dans un ton qui n'est ni passionné
ni revanchard, nous allons évoquer les éléments qui
nous font penser que nous avons peut-être affaire à un phénomène
sectaire. Beaucoup d'éléments décrits, en effet, ressemblent
à ce que nous avons pu observer dans des sectes notoires (même
s'il s'agit ici du mode mineur d'un phénomène ressemblant,
pour ne pas dire probablement identique).
L'entrée dans la communauté, au cours d'une phase difficile
de la vie, est typique de ce que l'on voit dans les sectes, où le
futur adepte est en pleine crise existentielle, cherchant un sens à
sa vie jet au fond, en quête d'une identité que la secte lui
donnera, toute préparée d'avance).
La séduction
La séduction instantanée, lors du premier contact, est quasiment
constante dans les sectes. Nathalie nous décrit l'attention portée
" aux nouveaux ", qui entraîne chez elle un bien-être psychologique
immédiat : " Je me suis sentie protégée par tant d'amitié
et les petits problèmes que je connaissais s'estompaient avec une
rapidité extraordinaire ". On remarque le sentiment d'être
protégée qui fait penser au sentiment de l'enfant protégé
par ses parents et qui sous-entend chez une fille de 18 ans une certaine
régression affective.
Isabelle aussi est séduite : " Epsilon a été
pour moi une véritable révélation ". Ce sentiment
de " révélation " revient souvent dans les témoignages
d'ex-adeptes des sectes.
Pour Nathalie, c'est aussi une révélation quand
une amie du groupe lui dit que sa vocation est à Epsilon : " Ce
fut une révélation. Je me sentais devenir une sainte et j'étais
persuadée que je devais absolument rester en contact permanent avec
Epsilon pour le devenir vraiment ". C'est cette impression, caractéristique
des sectes, que ceux qui sont dans le groupe sont des élus, différents
du reste des mortels.
Les vrais buts
Les vrais buts du groupe ne sont pas dévoilés tout de suite,
comme dans les sectes. Pendant toute une période, Nathalie pense
qu'il s'agit uniquement d'activités culturelles... Ce n'est que
par les questions qu'elle pose qu'elle apprend leur " vocation " : " Ils
voulaient vivre l'Évangile ".
A chacune de ses questions, il y aura des réponses souvent
vagues, parfois fausses ou absurdes :
de quoi vivaient-ils ? De subventions de l'Etat et de dons, sans préciser
de qui.
leur lien avec l'Eglise catholique ? Il ne devaient pas tarder à
être reconnus et de toutes façons, ils étaient patronnés
par de hautes autorités religieuses.
Pourquoi tant de gens ne sont pas d'accord avec ce que vous faites " ?
: " Par peur du nouveau : des garçons et des filles vivant ensemble
et faisant voeu de célibat. " !
Si la réponse à certaines questions semblait absurde à
Nathalie, on lui répétait comme un refrain " Avoir la foi,
c'est vivre dans l'absurde ".
Pour Isabelle, c'est pareil : " On répondait à toutes
mes questions d'ordre spirituel ". Ce sont des réponses comblantes,
ne permettant pas apparemment une véritable recherche personnelle.
L'engagement
L'engagement de Nathalie dans la communauté est rapide, comme dans
les sectes : au bout de deux à trois mois. " Au cours de l'engagement,
il fallait jurer devant Dieu qu'à dater de ce jour, rien ne passerait
avant les activités du groupe ".
Le mode de vie
Le mode de vie est particulier :
peu de temps est consacré au sommeil, est-il noté
dans les deux témoignages (idem dans les sectes) ;
les prières sont longues, intenses, se finissant tard dans
la nuit (2 à 3 heures du matin) ;
les " discussions " aussi sont interminables : " II fallait toujours
parler de ce que nous ressentions, et lorsque quelqu'un ressentait quelque
chose qui ni correspondait pas avec l'esprit d'Epsilon, les heures de discussion
ne se calculaient même plus ", remarque Nathalie.
la vie doit être vécue dans la " transparence ", c'est-à-dire
que personne ne doit rien cacher à un autre membre de la communauté.
Par contre, souligne Nathalie, on ne lui conseillait jamais de se confesser
à un prêtre ; " Cela semble remplacé par ces discussions
interminables où tout le monde finit par " avouer " les détails
les plus intimes de son caractère et de sa vie ".
" A chaque décision que nous prenions, il fallait d'abord la
soumettre au autres... "
la pratique des " baisers de paix " est assez particulière
: " les baisers de paix qui clôturaient une prière étaient
de véritables étreintes où les yeux se fixaient les
uns sur les autres pour ne plus rien voir d'autre que des yeux " rapporte
Nathalie. Isabelle parle " des embrassades qui, dans un autre contexte,
pourraient paraître impudiques, le contact physique permanent, se
tenir par la main, par les épaules, s'embrasser... "
il n'est pas possible d'être seul (comme dans les sectes), sauf pendant
les heures de cours, note Nathalie. Pour les lettres venant de l'extérieur,
on se sent inconsciemment conduit " à les lire à tous. Les
amitiés sont interdites...
Les conséquences de ce mode de vie sont nombreuses :
d'abord une rupture avec la famille, des amis (caractéristique
des sectes). Désormais, Nathalie évite " toute discussion
avec ses parents ". On essaie de faire en sorte qu'Isabelle quitte ses
parents en lui citant la phrase de l'Évangile : " Quitte ton père
et ta mère et suis-moi " ;
on leur demande aussi d'abandonner leurs études : Isabelle
abandonne effectivement ses études et l'on incite Nathalie à
ne pas passer son examen ;
toutes deux notent une fatigue continuelle due au manque de sommeil.
La structure hiérarchique
La structure hiérarchique et surtout le fonctionnement hiérarchique
sont aussi particuliers.
Dans chaque groupe de la communauté, il y a un chef, plus
ou moins absolu, à qui on doit se soumettre pour toute décision
de la vie courante. S'il y a un problème important, on en parle
à l'échelon supérieur : " ils nous disaient quoi faire
pour le résoudre ". Pour les problèmes encore plus importants,
cela peut aller jusqu'à la tête suprême, le fondateur
qui prend toutes les décisions, et " si l'on refuse de lui obéir,
cela revient à dire que l'on refuse toute la communauté et
cela crée un cas de conscience très grave, car cette personne
se trouve en désaccord total avec Epsilon, donc avec l'oeuvre de
Dieu. Dire non au fondateur équivaut presque à dire non à
dieu lui-même, et cette conviction, je l'ai ressentie pendant plus
de six mois " (Nathalie).
On a l'impression d'avoir à faire à un leader de
secte tout puissant, qui représente à la fois la communauté
et Dieu lui-même. Il détient apparemment la vérité
sur toute chose. Isabelle dit de lui: " Il pouvait faire ce qu'il voulait
de moi ".
Les techniques d'endoctrinement ou de manipulation mentale
On peut analyser, à partir de ces deux témoignages, ce qu'on
pourrait appeler des techniques d'endoctrinement ou techniques de manipulation
mentale utilisées dans ce groupe.
La perte d'autonomie
D'abord, on provoque, chez chaque membre du groupe, une perte d'autonomie
et une dépendance par rapport au groupe : chaque acte de la vie
quotidienne se fait sous le regard et le jugement des autres. Tout doit
être soumis aux " petits chefs ".
La rupture avec le passé (famille, amis, études)
peut aussi provoquer cette perte d'une identité personnelle.
L'engagement rapide, au bout de deux à trois mois pour
Nathalie, facilite aussi cette dépendance au groupe : " Au cours
de l'engagement, il fallait jurer devant Dieu qu'à dater de ce jour,
rien ne passerait avant les activités du groupe.
Les discussions-confessions sans fin dont nous avons parlé
sont aussi une tech. nique coercitive pour convaincre de rester dans le
groupe, d'adopter totalement son idéologie et aussi une façon
de faire que chacun se dévoile le plus possible aux autres et ne
garde plus rien de personnel.
Le néo-langage
Il semble aussi exister dans ce groupe un néo-langage (quasi constant
dans les sectes), compréhensible uniquement pour les initiés...
Il n'est pas exclu par ailleurs que des citations bibliques soient interprétées
de façon particulière, comme chez les Témoins de Jéhovah
ou les Enfants de Dieu, et tant d'autres sectes à prétention
religieuse).
La culpabilisation
Il existe une indéniable volonté, même si elle est
inconsciente, de culpabiliser les membres du groupe. Et la culpabilisation
est un des meilleurs moyens employés par les sectes pour manipuler
les personnes.
" A chaque fin de discussion, surtout si on a émis des doutes, il
fallait prier à nouveau pour demander pardon à Dieu d'avoir
douté de lui " (Nathalie).
Après les séances de prière et les baisers de paix,
Nathalie sort " bouleversée de chacune de ces prières tant
j'avais l'impression d'être envahie par le jugement de Dieu à
travers tous ces regards ".
Un monde fermé
Le monde dans lequel doivent vivre les membres de cette communauté
est un monde fermé : la rupture avec le passé (famille, amis)
et la société (cf. l'interruption des études) est
plus ou moins exigée. Et la communauté tend à remplacer
l'ancienne famille, comme le montre la lettre d'Isabelle qui s'engage pour
trois ans et écrit à sa mère que désormais
le groupe Epsilon est sa vraie famille.
Aucun contact avec l'extérieur n'est possible. Il faut
chercher conseil uniquement auprès d'un membre du groupe. Les liens
personnels d'amitié sont défendus, car comme le dit Isabelle,
cela permet de prendre une distance par rapport au groupe et donc d'en
sortir un peu. La façon dont on essaie de détruire l'amitié
est particulière : on dit à l'une les défauts de l'autre
(faiblesse psychologique ou superficialité) et " pour notre foi,
il fallait que nous nous éloignions l'une de l'autre ", la foi est
mise en danger par l'amitié.
Ces quatre points se retrouvent dans les sectes : dépendance
par rapport au groupe, néo-langage, culpabilisation, milieu clos.
Ils vont provoquer un changement de comportement, là aussi classique
de ce que l'on voit dans les sectes. Les amis de Nathalie vont le remarquer
: ils la trouvent " terriblement changée ", ils lui reprochent "
de s'être laissée ensorceler par une bande d'illuminés
", ce qui provoque entre eux une rupture de six mois. Ils disent ne plus
la reconnaître. Pour Isabelle, ses amis trouvent " qu'elle n'est
plus la même ", " qu'elle répète des phrases-types
", trait caractéristique des adeptes de secte qui ont un langage
stéréotypé.
La sortie du groupe
La sortie du groupe va se faire difficilement pour Nathalie, comme pour
Isabelle. Un des éléments qui a dû jouer dans la décision
de Nathalie a été la rencontre avec ses parents. Or, le désir
de revoir ses parents, à une date anniversaire particulièrement
chère à la famille, va se heurter au refus du " chef " de
son groupe. Comme Nathalie insiste, le chef l'accompagnera chez ses parents.
Au retour de cette visite, alors qu'elle exprime sa colère de voir
la souffrance inutile de ses parents, elle va subir pendant sept heures
une sorte de lavage de cerveau au terme duquel " elle supplie Dieu de lui
pardonner pour avoir tant douté de lui ". Ce n'est que plus tard
qu'elle réalisera " à quel point les gens d'Epsilon sont
forts pour convaincre quelqu'un de quelque chose et qu'il suffit de traverser
une période difficile où les choses ne sont pas très
claires pour nous, pour se laisser complètement envahir par de nouvelles
opinions et de nouvelles certitudes ".
D'autres pressions s'exercent sur elle pour l'empêcher de
partir. On lui dit : " Dieu t'aidera beaucoup plus que ton examen... On
lui propose de suivre une école dirigée par Epsilon. On la
harcèle de visites, on l'attend à la sortie de son école,
on lui téléphone sans arrêt et on cherche à
la culpabiliser, comme nous l'avons vu précédemment. L'ultime
pression avant la rupture sera l'essai de la convaincre d'abandonner son
projet de fiançailles.
Quant à Isabelle qui ne vivait pas en communauté,
elle semble avoir subi moins de pression, encore que ce soit une nouvelle
rencontre avec une adepte qui l'ait poussée à retourner une
dernière fois dans le groupe.
Après la sortie
Après leur sortie, Nathalie et Isabelle vont éprouver des
difficultés psychologiques, de type dépressif essentiellement.
Nathalie va connaître une période difficile, car
" après avoir vécu six mois aussi spirituels, aussi intenses,
il est difficile de ne pas trouver la vie de tous les jours fade et inintéressante
". Mais c'est surtout Isabelle qui connaît le plus de difficultés
: son départ fut " le début d'une période de dépression
assez longue ". Elle n'avait pas de travail (ayant arrêté
ses études sous l'influence du groupe), elle avait rompu avec ses
anciens amis qui " n'avaient pas supporté son changement ". Elle
" ne voyait aucun intérêt à la vie, ayant vécu
pendant six mois intensément ". Elle " essayait de retrouver le
même genre de rapport avec d'autres, mais elle se rendait compte
que " tout ce qu'elle avait vécu n'était qu'un rêve
".
Cette dernière phrase est importante, car elle montre le
type de lien particulier qui se crée dans ce genre de groupe : un
lien de dépendance qui se fait par la régression affective
des membres. Ils sont comme des enfants comblés par le groupe lui-même
qui devient une sorte de matrice ; et ils éprouvent donc une sorte
de jouissance archaïque et mortifère, qui est de l'ordre du
fusionnel. Après une expérience aussi intense sur le plan
psychique et affectif, Isabelle, qui se retrouve seule (plus seule que
Nathalie) vit un véritable " état de manque " (caractéristique
du phénomène des sectes), avec une " envie suicidaire de
retourner au groupe et en même temps un sentiment d'être coupable
de " se détourner du chemin que Dieu lui avait tracé " (sous-entendu
: le groupe). On voit qu'elle n'est pas dégagée des croyances
que le groupe lui a inculquées. Aussi après avoir revu la
soeur de Nathalie, elle craque et fait un bref retour à la Communauté.
Elle arrive cependant à en ressortir rapidement malgré les
pressions du groupe. Nathalie qui la connaît bien l'aidera à
faire la coupure totale.
Si nous voulions faire l'étude de ce groupe comme nous
pouvons le faire pour une secte connue, beaucoup d'éléments
manquent ici, notamment l'historique du groupe, la personnalité
du fondateur et (ou du leader), le rapport à l'argent du groupe,
du leader ou de chaque membre... et aussi d'autres témoignages.
Cependant, d'après ces deux témoignages, on peut repérer
quelques points de ce qu'on pourrait appeler l'idéologie du groupe.
L'inspiration est chrétienne, le groupe se veut lui-même
relié et reconnu par l'Eglise catholique. Cependant, on remarque
:
une interprétation particulière de phrases de la Bible :
le " Quitte ton père et ta mère " pour provoquer la rupture
avec les parents ; le recours devant des points épineux à
une foi reliée à l'absurde : " Avoir la foi, c'est vivre
l'absurde "
la confession à un prêtre ne semble pas quelque chose qui
existe dans cette communauté qui se veut catholique,
enfin et surtout, le monde extérieur est vécu comme dangereux
pour la foi, voire sous le pouvoir de Satan : " Dieu a mis en toi une petite
flamme que tu dois faire grandir et Satan va essayer de l'éteindre...
Satan prendra beaucoup de formes pour essayer d'éteindre ta flamme,
par exemple il te fera tomber amoureuse d'un garçon, ou il te laissera
influencer par tes amis, ou encore il te fera poser beaucoup de questions
sur toi-même ". On a l'im pression que tout ce qui n'est pas le groupe
est susceptible de venir de Satan. C'est la vision paranoïaque d'un
monde manichéen, caractéristique des sectes : tout ce qui
est dedans est bon, tout ce qui est dehors est mauvais, avec des tendances
à se sentir persécuté.
Pour conclure, même si on ne peut pas totalement affirmer à
partir seulement de ces deux témoignages que ce groupe est une secte,
on remarque que beaucoup de traits caractéristiques des sectes s'y
retrouvent : recrutement par la séduction chez des personnes en
difficultés psychiques mineures, rupture avec le passé, engagement
rapide, mode de vie particulier dans la " transparence ", structure hiérarchique
pyramidale avec présence d'un leader qui fait autorité, des
techniques se rapprochant des techniques de manipulation mentale ; dépendance
créée par rapport au groupe, culpabilisation, monde fermé
sans vrai contact avec l'extérieur, pressions diverses pour éviter
toute désertion.
Tout ceci entraîne, comme nous l'avons vu chez Nathalie
et Isabelle, des troubles psychiques et un changement de comportement remarqué
par l'entourage habituel.
Nathalie et Isabelle ont fait part, dans ces témoignages,
de leurs difficultés psychiques, aussi bien pendant leur séjour
dans le groupe qu'après leur départ, mais elles n'y sont
restées que peu de temps, aussi ont-elles pu s'en sortir sans trop
de dommages : Nathalie est mariée, heureuse et équilibrée,
et Isabelle a repris des études. Notre expérience nous montre
que des personnes restant plusieurs années dans ce type de groupe,
soit n'arrivent plus à en sortir, soit si elles en sortent, se retrouvent
totalement démunies (sans travail notamment), avec de graves difficultés
psychologiques.