L'histoire d'Annie A., décrite et commentée par le Professeur
R. Umdenstock, professeur honoraire de pédiatrie, médecin
conseil régional de pédiatrie du Limousin, ne saurait être
considérée comme un cas général. Tous les enfants
élevés dans une secte ne sont évidemment pas des enfants
en danger nécessitant des mesures de sauvegarde. Cependant, le cas
Annie n'est pas unique et sa description fait apparaître les risques
plus ou moins graves selon les situations encourus par les enfants dont
l'éducation est entièrement confiée à des groupes
sectaires.
Cet article, précédemment publié dans le n ° 97-1986
de la revue Le Pédiatre, est reproduit ici avec l'autorisation de
son auteur.
Une histoire en trois phases
Annie A. (prénom et initiale modifiés par respect du secret
professionnel), née en 1979 est amenée en consultation au
CHU Dupuytren de Limoges en 1982 par sa grand-mère paternelle, inquiète,
ainsi que son mari, du mode de vie imposé à la petite fille
dans la secte de l'Association Internationale pour la Conscience de Krishna
(AICK) dont ses parents sont adeptes, depuis 1981. Annie est âgée
de 3 ans et 4 mois, mesure 98 cm, pèse 14 kg. Mise à part
sa pâleur et une impression de tristesse, l'examen général
est sans particularités.
Son histoire peut se résumer en trois phases :
Tolérance.
Décision de retrait.
conséquence du retrait.
1. Phase de tolérance
Dans la communauté, installée au Château d'Oublaisse,
commune de Luçay-le-Mâle, près de Valençay (Indre),
l'enfant est soumise à un régime végétarien,
avec des horaires anormaux. Nombreuses sont les nuits où elle pleure
derrière la porte fermée à clé, quand à
3 h du matin ses parents la quittent pour le premier office de prières
à Krishna.
Elle souffre des absences de plus en plus longues de sa mère,
envoyée à Paris pour vendre, sur les boulevards, des objets
au profit de la communauté. Au terme de ce premier examen, nous
pensons pourtant devoir être rassurant : le régime végétarien
serait partiellement complété par du lait et d'autre part,
si le système éducatif apparaît étrange, amorcer
par une menace de retrait de l'enfant un conflit entre les grand-parents
et jeunes parents serait désastreux, tant est grave pour un jeune
enfant de vivre une situation conflictuelle.
Il est donc recommandé aux grand-parents d'être le
plus tolérants possible et de profiter des périodes où
l'enfant leur est confié pour lui donner un régime normal,
de la viande et des oeufs, avec un supplément de fer et de vitamines.
Conseil est donné toutefois, pour le cas où la situation
s'aggraverait d'en référer au Juge des Enfants, mais en étant
alors bien averti du risque de " disparition " de la petite fille, par
transfert dans une autre maison, au cas où la secte se trouverait
alertée par une action imprudente, mais insuffisamment énergique
pour s'assurer de l'enfant. Cette période va durer deux ans, la
grand-mère ayant été jusqu'à accepter d'être
hébergée, par périodes, dans une structure d'accueil
du domaine d'Oublaisse (que l'on peut, dans une certaine mesure, comparer
à l'appartement-témoin de certains promoteurs immobiliers...).
2. Décision de retrait
La situation d'Annie se dégrade de plus en plus ; ses possibilités
de sortie hors de la communauté se raréfient et en octobre
1984, une lettre désespérée des grand-parents nous
apprend que la petite fille ayant atteint l'âge de 5 ans 1/2 doit
entrer dans " l'Ashram des enfants ". Elle doit y vivre séparée
de sa mère (laquelle occupera désormais une chambre de célibataire
dans le bâtiment des femmes).
Au sein de la nombreuse collectivité enfantine, Annie présente
des rhino-pharyngites à répétition, compliquées
d'otite séreuse avec baisse de l'audition, traitée par homéopathie.
La présence de la grand-mère à Oublaisse
est jugée de plus en plus indésirable et elle se résout
à recourir au Juge des Enfants.
Nous rédigeons donc, à l'appui de cette démarche,
une attestation indiquant notamment que " si les conditions de vie de l'enfant
sont telles que Mme A..., Grand-mère de l'enfant les décrit,
elles mettent cet enfant en danger et justifient la prise d'une mesure
de sauvegarde ".
Le Juge des Enfants, jeune femme qui n'est pas sans connaître
la communauté de Krishna, prend une décision de retrait immédiatement
exécutoire et les grand-parents, assistés de deux gendarmes,
se font remettre Annie, dont la garde leur est confiée, avec droit
pour les jeunes parents de la visiter et de l'héberger pendant une
journée, deux fois par mois.
La décision est confirmée deux mois plus tard, à
titre conservatoire par la Cour d'Appel (janvier 1985) qui ordonne des
expertises médico-psychologiques (Dr J.P. C., psychiatre des hôpitaux,
expert près la Cour d'Appel d'Orléans, Pr F. de Tours).
Ces expertises, menées contradictoirement, les parents
et les grand-parents ayant été longuement entendus, confirment
absolument les conditions de vie des enfants dans la secte.
" A côté de l'école, écrit le Dr C.
dans son rapport (p. 3) existe une structure nommée Ashram, où
les enfants sont dans une sorte de pensionnat en groupe de 6... Structure
dirigée par un 'Gourou', personnage dit essentiel, investi d'une
puissance spirituelle, car vivant et amplifiant les Écritures "...
" La fréquentation des cérémonies rituelles (la première
a lieu de matin dès 4 h 30) serait obligatoire à partir de
10 ans, mais, continue le rapport, il est difficile de faire préciser,
le discours des parents étant fait de longues discussions philosophiques,
ou évite le sujet sous le prétexte d'une attitude plus ou
moins persécutrice vis-à-vis d'eux ".
" Dans le centre, cohabitent 120 enfants, encadrés par
100 adultes permanents et 150 'missionnaires', appelés à
des déplacements ".
... " Le régime alimentaire est végétarien
strict, excluant les oeufs ". Enfin, la non poursuite des vaccinations,
le traitement homéopathique des otites sont confirmés par
les interrogatoires des experts.
3. Conséquences du retrait
Sur le plan affectif, la situation est désolante. Les grand-parents
vivent dans l'angoisse d'une décision définitive de la Cour
d'Appel qui leur retirerait l'enfant pour le rendre à la secte.
Les parents de leur côté profitent de leur droit de visite
et d'hébergement pour prendre deux fois par mois l'enfant à
l'hôtel et continuer à lui seriner les principes de l'AICK
: " Si l'on mange de la viande, on devient un démon. Ceux qui dorment
trop sont des ours... ". Au point de vue physique et scolaire par contre,
le séjour chez les grand-parents a permis une amélioration
rapide et évidente :
L'état général redevient excellent, les oreilles
guérissent, ce dont témoigne un récent examen fait
au CHU de Limoges, complété par une impédancemétrie
et un audiogramme. A l'école élémentaire, l'institutrice
fait état, par écrit, d'une " véritable résurrection
".
Réactions des parents et de la secte
(Il vaudrait mieux dire réaction de la secte conditionnant les parents).
Plainte au Conseil Départemental de l'Ordre des Médecins
contre le rédacteur du certificat produit pour le Juge des Enfants,
pour le motif " d'avoir établi une attestation lourde de conséquences
sans bases tangibles et s'être immiscé dans les affaires de
famille (art. 46 du Code de déontologie) ".
Très solidement argumentée et manifestement rédigée
par un juriste avant d'être signée par le père d'Annie,
la plainte est accompagnée de plus de 200 pages de témoignages
photocopiés et d'attestations en faveur de la Conscience de Krishna
et de sa doctrine.
En vue du procès en appel, rendez-vous est pris par les parents
pour montrer Annie à d'éminents spécialistes : Pr
Baruk, Pr Clément Launay, Pr Jean-Didier Duché.., en sollicitant
(au vu d'une petite fille que le séjour de 6 mois hors de la secte
a remis en excellente santé) un certificat tendant à la rendre
à ses parents, auxquels elle est effectivement très sincèrement
attachée et à qui elle a été arrachée
par des grand-parents abusifs flanqués de deux gendarmes.
Finalement, la Cour d'Appel compte tenu des expertises, maintient l'enfant
à la garde de ses grand-parents paternels, accordant toutefois aux
parents un droit d'hébergement sur leur fille, qui s'exercera la
première moitié de toutes les vacances scolaires de plus
de 5 jours.
La solution adoptée est-elle la meilleure ?
Cette observation a pour but essentiel d'attirer l'attention sur un problème
dont à l'évidence, la solution actuelle, pour la petite Annie
ne peut être que mauvaise, tant est grave pour un enfant aussi jeune
d'être au centre d'un conflit la séparant de ses parents.
La seule solution, dit fort justement le Pr Baruk dans le certificat
accordé aux parents, serait " la pacification entre les parents
et les grand-parents ". Mais quand il ajoute que " ces derniers, dans un
acte de générosité et d'humanité pourraient
rendre l'enfant à ses parents ", on comprend qu'on lui a laissé
ignorer que ceci avait été tenté en vain pendant deux
longues années par la grand-mère, qui avait même accepté
de participer pour cela à la vie dans la secte et qu'il est difficile
de suivre ce conseil.
Sur le plan physique ; la vie en communauté est
malsaine pour de jeunes enfants, les otites en particulier sont la plaie
des collectivités de tout petits et les rhino-pharyngites compliquées
d'otite séreuse de la petite Annie en témoignent.
Le régime végétarien, s'il comporte du lait
n'expose pas à la carence protidique, mais il existe un déficit
en fer assimilable et moins connu en vitamine B12, dont l'effet est certes
lent à se faire sentir, mais grave.
Sur le plan éducatif, il est évident qu'un
pareil système, où les enfants ne passent pas 3 h sans prier
en groupe et où les lectures et les dictées sont des extraits
du Bagavad-gita, sans ouverture vers l'extérieur, ne peut aboutir
qu'à une marginalisation du futur adulte, au moins en Europe.
Même si l'on est prêt à respecter des croyances
qui nous sont étrangères, et si, en visitant par exemple
une communauté, on est impressionné par la gentillesse de
l'accueil, la sincérité apparente des jeunes adeptes et la
bonne préparation de la nourriture végétarienne, on
ne peut que mettre en garde contre un système, qui, au niveau le
plus élevé et en Occident tout au moins, semble une imposture
:
captation d'adeptes dont l'endoctrinement intensif rend rapidement la libération
impossible ;
collectes de fonds par colportage de produits charlatanesques, ou quêtes
sous un masque ambigu : on quête pour " l'AICK ", que les gens comprennent
comme " laïque ", ou " pour l'enfance défavorisée ",
etc. (à côté des manifestations voyantes en tuniques
jaunes, les quêteurs et quêteuses n'ont en pareil cas aucun
uniforme) ;
la puissance financière occulte de la secte lui permet de s'offrir
une défense juridique agressive, capable d'intimider d'éventuels
opposants.
en cas de procès, un fatras quasi inextricable de documents et d'attestations
inonde le tribunal, selon un procédé bien connu des " guérisseurs
" et des charlatans, et il faut du temps et du travail pour dépouiller
ces " documents " qui ne sont que l'expression de la naïveté
des exploités, de la complaisance des serviteurs, du fanatisme (ou
de la cynique imposture) des dirigeants, mais dont le volume aboutit à
noyer l'essentiel du débat.
Sauvegarder l'avenir
Un jeune enfant élevé dans une secte est un " enfant à
risque " dont l'avenir est compromis. En pareil cas, l'article 45 du Code
de déontologie fait au médecin un devoir " de s'informer
et d'alerter, si besoin, l'autorité compétente ", en l'espèce,
le Juge des Enfants. Bien évidemment, c'est au magistrat qu'appartient
le pouvoir d'investigation et de décision. Il se peut, pourtant,
qu'une attestation du médecin lui soit nécessaire : celle-ci
doit être particulièrement objective et circonspecte, le praticien
n'a pas à faire le travail des experts et doit, pour sa part rester
juridiquement inattaquable.